Un Thé à Whitechapel - chapitres 21 à 30 - Catalogue en ligne de votre médiathèque

Un thé à Whitechapel

Chapitre 21

Le passage était désert.

Sur le damier noir et blanc du carrelage de Burlington Arcade, le bruit sec de ses pas se répercutait le long des devantures des luxueux magasins. Derrière les vitrines de cristal, les mains de cire d’impassibles mannequins aux visages poudrés lui indiquaient le chemin. Par ici, semblaient-elles dire, avance d’une case, joli petit pion ! Dans cet improbable échiquier de marbre, il se sentit comme pris au piège d’un jeu qui le dépassait. Illuminé par une armée de lanternes dorées, son reflet se multipliait à l’infini. L’écho de ses pas le fit se retourner.

Mille Orange Pekoe le dévisageaient. Mille pantins terrifiés…

 

Car il en était certain, l’innommable était revenu…

Rampant tel un serpent immonde, il remontait sournoisement le long de ses veines. Des mots, prononcés dans une langue oubliée, se bousculaient dans son crâne. Une amertume écoeurante asséchait sa bouche, annonçant le flot de salive âcre et acide qui jaillissait inexorablement du fond de ses entrailles. Puis l’envie de vomir le pliait en deux, comme toujours, comme à chaque fois…

Combien de temps allait-il encore pouvoir résister ?

Il n’avait pas tout dit à Jenny…Comment aurait-il pu ?

Mais il devait savoir. Il n’avait pas d’autre issue.

 

 Bartholomew Ruskin était satisfait.

A vrai dire, Bartholomew Ruskin était souvent satisfait. Mais cette fois il allait toucher le gros lot. La gloire, enfin, était à sa portée. Dans l’arrière-salle de son extravagant magasin d’antiquités, bien campé devant un magnifique miroir vénitien, il se brossait les rouflaquettes qu’il avait fort épaisses à l’aide d’un ravissant peigne en écaille de tortue et dont l’achat, dans des circonstances rocambolesques, le  remplissait de fierté.

Fierté ! Pas un objet autour de lui, pas un élément de son altière personne, pas un poil de son austère visage qui ne transpirât la fierté, et l’orgueil.

Bartholomew Ruskin était un esthète, nul ne pouvait l’ignorer, mais un esthète doublé d’un ruffian. Car il n’avait pas toujours été cet expert réputé, ce collectionneur invétéré, ce fouineur jalousé par ses pairs qui se pavanait dans les galeries et les salons les plus huppés de Londres.

Il venait de loin, et ses galons de marchand d’art éclairé il les avait gagnés à la force du poignet, usant, avec patience, opiniâtreté et roublardise, de qualités et de compétences que son lointain passé aux Indes avait contribué à forger.

 

Il jeta un regard cajoleur vers sa dernière acquisition.

Raflée de haute lutte dans une récente vente aux enchères au nez et à la barbichette des conservateurs des plus grands musées asiatiques, elle était assurément une des plus belles pièces de sa collection. Cette magistrale peinture sur soie de la période Ming intitulée « Promenade d’un pangolin sous la lune », exécutée par un certain Tchang-Lu, allait faire plus d’un jaloux !...

Allez, encore un petit coup de peigne sur ses rouflaquettes…

Fierté !

 

La peinture Ming était certainement une très belle pièce, mais pas la plus belle…

Il se retourna et envoya un baiser à l’immense toile cachée sous un épais drap rouge posée sur un chevalet et qui trônait, mystérieuse, au centre de la salle.

Cette dernière affaire allait mettre un point d’orgue à sa longue carrière.

Il allait enfin montrer à tous ces m’as-tu-vu ce que chef d’œuvre voulait dire!

Il esquissa un sourire.

Le tintement aigrelet d’une clochette le tira de son rêve de gloire.

 

Sortant de son gilet une montre gousset en argent il haussa les sourcils. Il n’attendait personne de si bon matin, aucun rabatteur, aucun débiteur aux abois. Un autre tintement. Bigre, un impatient ! En maugréant il se dirigea vers l’entrée.

« Voilà, voilà ! dit-il en déverrouillant les multiples loquets, on vient, on vient…

 

L’homme qui se tenait gauchement dans l’entrebâillement de la porte lui était inconnu. Il toisa rapidement le pauvre Orange Pekoe qui se sentit nu comme un ver.

« Pour les aumônes, c’est entre dix et onze, grinça Ruskin, et c’est la porte à côté, chez Lobb, Lobb et fils…moi, j’ai déjà donné !  Il allait refermer la porte lorsque l’autre bredouilla :

« Suis-je bien…suis-je bien chez l’honorable Bartholomew Ruskin ?… 

Ruskin hésita, ce minable avait peut-être quelque chose à vendre.

«  Moui…honorable, c’est bien le mot…mais un honorable qui n’a pas de temps à perdre. Alors, que me vaut l’inestimable honneur d’une si peu honorable visite ?…

Luttant contre l’irrésistible nausée qu’il sentait grandir en lui, Orange Pekoe fit un nouvel effort.

« Je suis à la recherche de …on m’a dit que…

 

 

Chapitre 22

Whitechapel Albert Leman - Illustration Sylvain Granon

Ruskin comprit tout à coup.

Bien sûr ! On avait dû vendre la mèche…

Ce blanc-bec devait avoir été envoyé par le « Daily Stinker ». Ils auraient tout de même pu déléguer un vrai reporter à la place de cet avorton ! Ah ils voulaient un scoop, et bien ils allaient en avoir pour leurs frais ! Après tout, ce ne serait pas une mauvaise affaire que d’allécher la populace par un petit article bien senti avant le coup de Trafalgar qu’il leur préparait !…Il se radoucit instantanément.

« Mais évidemment mon brave, entrez donc, nous avons tant de choses à nous dire, pas vrai ? Après vous, c’est au fond, excusez ma défiance, mais on n’est jamais trop prudent, en cette affaire, vous vous en doutez, il faut prendre toutes les précautions, et entre nous mon cher, quel merveilleux déguisement que le vôtre, je reconnais bien là la patte de ce sacré Laphroïg, comment va-t-il au fait ? 

« Mais je ne…

«  Allons, ne soyez pas si modeste! Quel talent, si si, j’insiste, quel talent, ça mérite une récompense, et cette récompense, mon ami, vous allez la voir de suite…

Orange Pekoe ne comprenait rien à cette logorrhée. Poussé dans l’entrepôt par le marchand qui l’avait pris par le bras, il se retrouva au milieu d’un bric à brac qui tenait plus de la caverne d’Ali-Baba que d’une galerie d’art.

Bouche bée devant le revirement de Ruskin, il n’osait bouger de peur que l’autre comprenant sa méprise, ne le jette finalement dehors. Mais Ruskin, maintenant en roue libre, continuait avec emphase.

« Ainsi vous étiez au courant…au courant ? Croyez-vous ?… «On » vous a dit : Ruskin prépare un nouveau coup. Ruskin a sûrement mis la main sur un Turner inconnu ! Qu’est ce qu’ «on » ne va pas raconter comme âneries ! Et bien mon jeune ami, «on » se fourre le pinceau dans l’œil jusqu’au manche, mais passons, sachez que vous allez être, petit malin, tel Moïse découvrant Canaan, le tout premier à admirer ce que je n’hésiterai pas à appeler le triomphe de l’art britannique ! Car ce n’est pas un tableau que vous allez contempler mon cher, ce qu’il y a là-dessous, c’est un Panthéon, c’est une apothéose, c’est une éruption volcanique…

Il posa une main tremblante sur le drapé rouge.

« Sous cette bâche, savez-vous ce qu’il y a ? …Ce qu’il y a, ce n’est ni plus ni moins que l’essence même du Royaume-Uni, c’est son coeur, c’est son âme. Ce qu’il y a sous cette bâche…c’est l’Angleterre toute entière !…

 

Le marchand, à bout de souffle, suspendit son geste et plongea son regard dans celui d’Orange.

«…Connaissez-vous, mon bon ami, l’œuvre des Préraphaélites ? Oui, bien sûr, quelle question ! Qui n’a entendu parler de Dante Rossetti, de Burnes-Jones, de William Morris ?…De braves garçons, j’en conviens, d’habiles faiseurs, d’honnêtes barbouilleurs, certes ! Et du plus talentueux de cette petite troupe, l’aimable John Everett Millais, hein, qu’en savez-vous ?…Ahhh Millais !…Sa plus fameuse toile vous est évidemment familière !...Qui ne s’est pâmé devant la pâleur de la blanche Ophélia, qui ne s’est extasié devant la rousseur de son opulente chevelure s’enfonçant inexorablement au milieu des nénuphars ?...Eh bien moi, Bartholomew Ruskin, j’ose ici affirmer que cette peinture n’était qu’une modeste et sympathique ébauche ! Yes Sir ! Un simple croquis, un vulgaire travail préparatoire pour ce que vous allez découvrir !...

Car Millais, frappé par la grâce, comment le dire autrement ?…a tout simplement capté l’essence d’une nation en une allégorie divine, allégorie restée secrète à ce jour et dont le message explosera bientôt à la face du monde !...Oui monsieur, apprêtez-vous à baisser les yeux car ce que vous allez voir vous éblouira à jamais. Apprêtez-vous à admirer, baignant dans un bain qui n’est autre que le breuvage sacré de notre fière Albion…

Il découvrit la toile. 

« Apprêtez-vous à adorer votre nouvelle déesse…Camélia !…

 

Ruskin était à présent à genoux devant l’immense toile dévoilée et riait à gorge déployée.

« Camélia !…Sublime et douce Camélia qui flotte, non pas comme un grand lys, mais comme une merveilleuse fleur de jasmin fraîchement coupée. Et cette mare, quelle est-elle mon ami ? Sinon une gigantesque et romantique théière ? Et ce flot mordoré qui ondule sous ce corps alangui, quel est-il ? Sinon celui de notre splendide, enivrant et immémorial thé de cinq heures !

Sentez-vous cet effluve, goûtez-vous cette merveille ? Ah mon ami, quel hymne à la gloire du thé !…

Alors, ça vous coupe le souffle, n’est-ce pas ?…

 

Mais le souffle coupé ne fut pas celui auquel l’antiquaire s’attendait, car ce fut le sien, de souffle, qui s’arrêta net.

 

Quant à Orange Pekoe, aucun mot ne sortit de sa bouche. Il était muet depuis quelque temps, si tant est qu’il fut encore là. Et le seul bruit qui se fit entendre fut le sifflement strident du liquide jaillissant en cascade de la bouche métallique de l’être monstrueux qui étranglait le malheureux marchand.

Liquide fumant et fort parfumé qui aurait pu rappeler à Bartholomew Ruskin une boisson par lui vénérée, si évidemment il avait été encore de ce monde.

Ce qui, hélas, n’était plus le cas…

 

 

Chapitre 23

Un cauchemar…

Toujours le même.

Des volutes de fumeroles roses et pourpres s’enroulent autour de lui. Des enfants, visages hilares, grimpent le long de ses pattes, leurs mains, tatouées de sang, effleurent ses lèvres et fouillent dans sa bouche. Il voudrait leur dire d’arrêter mais de sa gueule béante ne sort qu’un long et déchirant barrissement. Il étouffe. Un orchestre de cadavres en putréfaction gesticule sur son dos et fait claquer des cymbales, leurs notes sont comme des lambeaux de chairs qui s’envolent dans la nuit. Une vague roule dans son ventre et charrie une lave incandescente. De ses orbites, de sa bouche, de sa trompe, jaillissent des torrents de bile multicolore qui expulsent cent démons enturbannés, montés sur des dragons dorés. Des griffes aux ongles écarlates lui lacèrent les flancs et déchirent son ventre. Ces griffes sont les siennes. Le Gange n’a jamais été aussi rouge…

 

Dans le magasin de Bartholomew Ruskin le calme était revenu.

Mais du magasin, il ne restait rien. En morceaux, les meubles et les fauteuils damassés, en lambeaux, les tapis persans, les porcelaines de Chine, les miroirs sans tain, les toiles de maîtres. En miettes elle aussi, la pauvre Camélia flottait, comme le reste, dans un cloaque qui, il fallait bien l’avouer, avait toutes les apparences du thé !

Dans ce silence pesant Orange Pekoe ouvrit un œil. Il souleva péniblement les débris sous lesquels il était enseveli puis, hagard, se releva. Il parcourut l’étendue du désastre. Son cœur se serra, le cadavre gonflé de Bartholomew Ruskin dépassait d’un monceau de décombres.

Une fois de plus, il se retrouvait au cœur de l’horreur, une fois de plus il en était l’unique responsable ! Pourquoi cette malédiction ? Pourquoi l’apocalypse se déclenchait-elle  chaque fois que quelqu’un pouvait lui ouvrir les portes de son passé ? Lipstick possédait à coup sûr une de ces clefs mais n’avait rien voulu lâcher. Ce pauvre Ruskin en avait eu probablement une autre et il l’avait emportée dans sa tombe. Les serrures n’étaient visiblement pas près de s’ouvrir. Ces monstruosités cesseraient-elles un jour ?…

 

Le regard d’Orange Pekoe se perdit dans un recoin de l’entrepôt qui paraissait avoir été épargné. Trébuchant sur des monceaux de verres brisés, il pataugea jusqu’à un bureau recouvert de dossiers et de livres de comptes. Au mur une panoplie de diplômes, d’articles de journaux et des photographies.

L’une de ces photographies attira son attention.

 

C’était un vieux tirage sépia représentant un groupe de quatre militaires.

Bras dessus bras dessous, prenant la pause de façon grotesque, ils étaient l’image même d’une jeunesse insouciante en quête d’aventures exotiques.

Un picotement parcourut l’échine d’Orange Pekoe, il avait reconnu deux des soldats…

Sous leurs casques coloniaux immaculés, Ruskin et Lipstick, plus jeunes de trente ans, souriaient de toutes leurs dents. Leurs noms, écrits à la plume, indiquaient même leurs grades : Caporal Bartholomew Ruskin, Sergent Thomas Patrick Lipstick…A leur droite, sous d’épaisses moustaches soulignant son visage poupin, le Lieutenant Mac Leod brandissait fièrement son fusil Remington.

Un séduisant officier, sanglé dans son bel uniforme écarlate, se tenait à leur gauche. Il maintenait Lipstick par les épaules et regardait résolument l’objectif.

Ses yeux perçants, à travers le temps, semblaient dévisager Orange Pekoe.

Cet officier, c’était le Major Mervyn Grey, Lord of Bergamotte, onzième du nom…

 

Combien d’heures resta-t-il ainsi, tenant la photographie dans ses mains, sans bouger, sans presque respirer ?  Combien de temps resta-t-il à contempler cette image venue du fond des temps ? Que lui importait. Il ferma les yeux. A tâtons il passa le doigt sur les contours de ce visage.

Etait-ce si difficile de prononcer ces simples mots :  mon père ?...

 

En bas de la photographie était inscrit :

« Campagne du Penjab. 1853. Les quatre cavaliers de l’Apocalypse »

Les quatre cavaliers de l’Apocalypse ?...

Ses yeux se posèrent sur le bureau. Encore bouleversé par sa découverte il remuait sans réfléchir les documents éparpillés, courriers sans intérêt, prospectus…Le regard dans le vague il tripota une réclame. C’était une invitation pour un spectacle au Covent Garden Theater…Tiens, c’était ce soir ! On y donnait une représentation d’Alice au pays des merveilles d’après Lewis Carroll. Machinalement Orange Pekoe retourna le bristol.

L’invitation était adressée à Ruskin par le directeur du théâtre, l’honorable Sir Allistair Mac Leod…. Mac Leod ! L’homme au fusil ! Le dernier des « quatre cavaliers »…

Il regarda l’horloge murale qui miraculeusement avait échappé au désastre.

Il fourra la photographie dans sa poche et sortit en courant.

 

Avec un peu de chance, il avait juste le temps…

 

 

Chapitre 24

Jenny pour une fois était sacrément en avance.

Se frayant un chemin à travers la foule piaillante qui se bousculait avec insouciance sous les arcades de Covent Garden, elle se hissa sur la pointe des pieds pour tenter d’apercevoir Jack. Où était-il encore passé ? Ce n’était pas tous les jours que The Knife lui permettait d’exercer ses talents dans le grand monde.

« J’te trouve un peu pâlotte ces jours-ci, ma belle. S’rait temps que tu frottes un peu tes fesses aux fracs et aux gibus, ça t’changera les idées !

La mélancolie, c’est pas bon pour les affaires ! 

Morose, pour sûr qu’elle l’était, et Jack savait pourquoi! Mais c‘était une façon de joindre l’utile à l’agréable et une soirée au théâtre, même si c’était dans le parterre à trémousser son postérieur contre celui d’un bourgeois, ça valait toujours mieux que de faire les cent pas, comme les copines qui en ce moment devaient grelotter au coin de Christ Church.

 

Sortant vivement d’entre les hautes colonnes de la Piazza, elle piqua à la volée un oeillet blanc à une marchande de fleurs et l’agita gaiement sous le nez d’un cireur de bottes qui lui renvoya son clin d’œil, puis elle se hâta en longeant Saint-Paul’s Church, l’église des acteurs.

Elle bouscula au passage un quidam qui, hypnotisé par son sourire enjôleur, ne s’aperçut pas que sa montre gousset venait de changer de propriétaire.

Jolie frimousse, se dit Laphroïg, si je n’étais pas en retard je lui aurais bien fait un brin de causette…mais, Good Lord ! Où est passée ma tocante ?...

 

La scène n’avait pas échappé à un autre badaud qui lui aussi se dirigeait mollement vers le théâtre. Riant sous cape, Shamrock Mops, de service ce soir à Covent Garden pour cause de royale présence, se dit que voler son temps à cet imbécile de journaliste n’était pas un péché bien capital. Il regardait la pick-pocket aux cheveux rouges disparaître dans la cohue lorsque le sergent O’Henry essoufflé l’attrapa par le bras :

«  Commissaire, on vous cherche partout…un autre meurtre…le quatrième….

«  Comment un autre meurtre ? Mais c’est impossible…Lipstick est au dépôt !

«  Je vous assure Superintendant…à Burlington Arcade…c’est horrible il paraît que…

Mais Mops avait déjà tourné les talons…

 

La foule se pressait dans le grand hall du Covent Garden Theater.

Aristocrates et tire-laines, filous et apprenties comédiennes, ladies et blanchisseuses,  lords et gredins, tous agitaient leur programme, s’envoyaient des jurons, des compliments, des œillades. On s’interpellait, on s’esclaffait.

L’accent raffiné de Mayfair se heurtait au cockney le plus rugueux dans un brouhaha de « smart » et de « slang » et sous les ors rutilants de la salle qui bourdonnait de mille rires, c’était à peine si on entendait les violons s’accorder.

 

Pas étonnant que dans ce tumulte jubilatoire nul n’ait remarqué une silhouette presque transparente se faufiler entre les colonnades et les rideaux.

Orange Pekoe, après avoir erré dans le quartier des théâtres, avait enfin trouvé la bonne entrée. Il pénétra sans difficultés dans un corridor obscur et, à l’aveuglette, s’y enfonça avec d’infinies précautions. Il se cogna contre un vaisseau fantôme, se heurta à un chevalier sans tête, faillit écraser la queue d’un dragon, un renard empaillé lui chatouilla les mollets…

Coincé entre les seconds et les troisièmes décors, il s’immobilisa enfin, au plus profond d’une forêt de carton-pâte. Entre les loges des comédiens qu’il entendait courir en tous sens et les premiers rangs de l’orchestre, Orange Pekoe n’osait plus bouger.

Le public sifflait, tapait des pieds. Tout près de lui il sentit à travers la toile quelqu’un frapper violemment les trois coups.

« Ahhhhhhhh…fit la foule.

 

Un énorme lièvre le bouscula et  se précipita sur scène…

 

 

Chapitre 25

Dix-huit heures sonnaient à l’horloge du vestibule de mon cabinet du 83 Harley Street Mansion lorsque moi, Frederick Severt, médecin royal ordinaire exerçant au London Royal Hospital, j’enfilai ma cape, mon haut-de-forme et mes gants de serge gris.

Fin prêt pour me rendre à la première d’« Alice », opérette assez banale mais qui, d’après les gazettes, offrait l’intérêt d’intermèdes dansés par les plus jolies gambettes de Londres, je sortis de chez moi et m’engouffrai dans le cab qui m’attendait dehors.

 

« Dix-huit heures, vous le noterez my dear french friend, c’est l’heure précise à laquelle j’apparus enfin, en chair, en os et en smoking, dans cette tragique histoire…

Et ben c’est pas trop tôt Doc’ ! Manquait vraiment plus qu’vous…

Taisez-vous Molly!

Grhhhhhhh…

Couché le tigre !…

Arrivé juste à temps dans ma loge du second balcon, j’avais presque raté l’ouverture. Je dois avouer que depuis quelques instants je n’avais d’yeux que pour cette ravissante rousse qui, juste en dessous de moi, s’appliquait moins à regarder la scène qu’à se tortiller sous le nez d’un gros bonhomme en perruque poudrée dont le porte-monnaie venait subitement de se vider.

Trouvant que l’observation de mes contemporains dans une salle comme celle-ci offrait plus d’intérêt que le spectacle lui-même, je n’étais pas déçu.

Que d’habileté dans les gestes de cette jolie monte-en-l’air !

 

Délaissant un moment l’orchestre, je parcourais d’un œil amusé le reste de la salle. A quelques mètres de la flibustière en dentelle je découvris, sous une luisante casquette, le regard noir de celui qui ne pouvait être que son « protecteur ». Il s’était lui-même habilement installé parmi les gros commerçants qui riaient à gorge déployée devant les galipettes du Lièvre de Mars. A quelques coups d’épaules de là, les travées attribuées aux « Inns » étaient elles aussi en pleine effervescence. Avocats, avoués, juges et attorneys y continuaient leurs tractations comme s’ils étaient toujours à Old Bailey.

Fleet Street était là aussi, une armée de critiques grattait du papier en cadence sans même jeter un coup d’œil sur la pièce.  Sur la droite du parterre, gesticulant comme à leur habitude, les artistes du tout Londres s’apostrophaient sans égards pour les comédiens. J’y reconnus le fantasque monsieur Doyle, spécialiste du spiritisme, en grande discussion avec le peintre Sickert dont on disait que le rouge écarlate utilisé pour ses toiles avait une provenance des plus macabres !

Mais que serait Londres sans les rumeurs ?…

 

Plus haut dans une loge, l’honorable Allistair Mac Leod, heureux propriétaire du théâtre, battait des mains à tout rompre. Il avait toutes les raisons d’être fier, la salle était comble et nous étions, paraît-il, honorés d’une royale présence …

Mais au fait, où se cachait-elle notre chère Victoria ? Sûrement dans cette loge où l’on ne voyait dépasser de l’ombre que le museau d’un petit chien. La Reine devait dormir, est-ce que quelqu’un pouvait dire aux comédiens de faire un peu moins de bruit ?

Je reportai en souriant mon attention sur la scène où s’agitaient sans conviction un dodo, des crapauds, un chat, et une Alice un peu trop grasse.

Tout cela était léger, sans grand intérêt, et pour tout dire, d’un goût assez douteux. Vivement l’intermède, dis-je à mon voisin.

J’aurais mieux fait de me taire…

 

Un thé à Whitechapel

Chapitre 26

Whitechapel Albert Leman - Illustration Sylvain Granon

Immobile dans sa forêt de carton, Orange Pekoe suait à grosses gouttes.

Quelle poisse de n’avoir pu trouver  le bureau de ce Mac Leod ! Coincé au beau milieu des décors…quelle stupidité de sa part ! Entre deux trouées de feuillages en papier, il ne pouvait distinguer qu’un bout de la scène. Difficile d’avoir les idées claires quand vous passaient sous le nez un lapin hurlant et des têtards qui gloussaient à tue-tête ! Et si sa vie n’était que cela ? Une énorme farce dans laquelle il avançait et reculait tel un pantin désarticulé. On s’agitait de plus belle autour de lui. Changements de tableau. Musique assourdissante. Fou-rires. Il avait de plus en plus de mal à respirer. On dressait une table sur scène. Un petit bonhomme avec un immense chapeau passa en trombe devant lui.

« Le chapelier fou, le chapelier fou ! » hurlait la foule…

 

Dans les mains minuscules du chapelier, une énorme bouilloire. Dans son sillage, comme un fumet qui se mit à planer entre la scène et les décors et à s’insinuer dans les narines d’Orange Pekoe. Les comédiens sautillaient dans une sarabande sans queue ni tête. On installa des soucoupes et des tasses sur la table.

Orange Pekoe étouffait, il tira la tête pour chercher un peu d’air et crut, dans la salle, reconnaître Jenny. Que faisait-elle là ? Il voulut l’appeler au secours mais aucun son ne sortit de sa gorge. Le Lièvre de Mars braillait à tue-tête. Le petit bonhomme sous son grand chapeau sourit méchamment et brandit une tasse.

Des yeux du lapin jaillirent des éclairs. Alice se tourna vers lui et lui fit un clin d’œil. Dans chacune de ses six mains, six théières se balançaient…

 

Quelle absurde mise en scène, me disais-je depuis un moment. Le théâtre moderne ressemble décidément de plus en plus à un ring de boxe! Très peu pour moi ! 

Comme la plupart des spectateurs, je n’avais pas compris que le spectacle venait de basculer dans l’horreur. Sur la gauche, côté jardin, tout un pan du décor s’était effondré, interrompant brusquement le numéro du chapelier fou.

Et  fou, je me demandai si je n’étais pas en train de le devenir…

 

Un individu venait de faire irruption sur scène ! Sous les rires hystériques des premiers rangs, il se débattait dans des restes de buissons et d’arbres accrochés à ses bras. Le Lièvre de Mars continuait stupidement de verser du thé dans la tasse

d’Alice, alors que celle-ci, au bord de la crise de nerfs, venait de la retirer. L’intrus bouscula le lièvre et, rugissant comme un lion, saisit Alice par le cou avant que quiconque n’ait pu réagir.

Blanc comme un linge, m’agrippant à la rambarde, je contemplai, pétrifié, l’abomination qui se déroulait sur les planches…

 

Un brouillard avait pris possession du visage de l’intrus. Ce brouillard se changea en bourrasque, la bourrasque se fit tourbillon, le tourbillon devint ouragan.

La tête de l’homme explosa !...

L’homme, mais était-ce encore un homme, tomba à genoux, laissant à ses pieds le corps inanimé d’Alice. Le chapelier, pris d’un élan d’héroïsme insoupçonné voulut s’interposer, mal lui en prit. Projeté dans les airs comme un fétu de paille, il atterrit sur les genoux du Lord de l’Amirauté. Le monstre se releva, reprenant Alice dans ses bras. Un sifflement lugubre sortait de sa gorge.

Il hocha la tête.

Du moins ce qui avait été une tête, car ce soir-là, sur la scène de Covent Garden, ce que virent des spectateurs horrifiés, ce n’était plus une tête humaine…

C’était une théière !

Une théière qui, alors que le lourd rideau rouge retombait avec fracas, déversait des cataractes bouillonnantes dans la bouche de la malheureuse Alice !

 

Ce qui se passa ensuite fut relaté le lendemain dans les colonnes du « Daily Stinker » où sous le titre : « Alice au pays des horreurs », rien ne fut épargné aux lecteurs : ni les scènes de démence auxquelles se livra une foule hystérique se ruant vers la sortie, ni l’évanouissement de la Reine réveillée subitement par les cris de son chien, ni le chapelier devenu vraiment fou et qu’il fallut interner à Bedlam dans la nuit, ni la fin dramatique d’Allistair Mac Leod foudroyé net par une crise cardiaque et qui, tel un capitaine malheureux, sombra avec son théâtre, ni la mort tragique de la jeune comédienne jouant Alice, ni bien sûr, ni surtout, ce qui avait occasionné cette émeute phénoménale, à savoir l’apparition irréelle d’un homme…

                    Tenez vous bien, lecteur chéri …

                                                                 d’un homme à tête de théière !

 

 

Chapitre 27

Laphroig, bien qu’aux premières loges et pris dans son délire journalistique, n’avait pourtant pas tout vu ce soir-là…

Il n’avait  pas vu Jenny O’Maley mettre ses poings sur la bouche pour ne pas hurler car elle venait de reconnaître son petit Lord avant qu’il ne se transformât en monstre ! Il n’avait pas vu Jack the Knife qui, passant des yeux horrifiés de Jenny à l’abominable apparition, se précipitait à contre-sens de la foule vers la scène.

Et il ne m’avait pas vu, moi, Fredrick Severt, qui du haut de mon perchoir n’avais pas perdu une miette de ce drame, moi qui allais être bientôt confronté au cas le plus étrange de ma carrière, moi dont l’esprit scientifique et matérialiste venait d’être chamboulé à jamais et dont le cœur allait saigner jusqu’à la fin des temps.

                                                                       

Le cerveau d’un scélérat a ceci de commun avec celui d’un homme de science, c’est qu’il fonctionne au quart de tour.

Lorsque Jack the Knife assista, médusé, au spectacle hallucinant de la transformation d’Orange Pekoe, il sut d’emblée ce qui lui restait à faire. Il ne perdit pas une seconde à se demander si c’était un tour de passe–passe ou de la magie noire. Pour les explications, on verrait plus tard, et puis avec le Diable, on pouvait toujours s’arranger. Pour le business en revanche, il  n’avait de leçons à recevoir de personne. Sur ce terrain, le boss, c’était lui !

Théière, depuis ce soir, rimait avec lingots d’or…

 

Il fallait faire vite. Enjambant un Pair du royaume qui cherchait sa perruque à quatre pattes dans une forêt de jambes, il grimpa lestement sur scène, bouscula un lapin plus mort que vif, souleva le rideau et se précipita dans les coulisses.

Dans une cohue indescriptible il se faufila entre des comédiens et des machinistes terrifiés. Personne ne fit attention à lui. Des traces humides sur le sol attirèrent son attention et tel un chien limier il se mit à les suivre. Au passage il ramassa un gros sac de jute rempli de costumes, le vida rapidement et le glissa sous son bras…

 

Le cerveau d’une amoureuse n’a rien de commun avec celui d’un scélérat mais son cœur fonctionne encore plus vite. Celui de Jenny tournait à plein régime. Que son Lord soit un ange ou un démon, peu lui importait, tout  ce qu’elle savait c’est qu’il avait besoin d’elle. Lorsqu’elle vit Jack filer vers les coulisses, elle se lança à ses trousses. Le flot de ces imbéciles la freinait terriblement. Elle joua des poings, elle cogna, elle griffa…

« Mais c’est qu’elle m’a mordu ! gémit Laphroig en la regardant pénétrer à contre courant de la mêlée. Il avait déjà vu cette rouquine quelque part, mais où ?….

 

Le cerveau d’Orange Pekoe ne fonctionnait plus du tout. Que faisait-il empêtré dans ces cordes et ces poulies ? Chaque geste pour tenter de se dépêtrer de cet amas de liens où il s’était entortillé tout seul dans sa fuite inconsciente derrière les décors ne faisait que resserrer un peu plus son carcan. Impuissant, épuisé, il se mit à délirer.

« Suis-je encore un homme, ou ne suis-je qu’une marionnette ?  A moins que je ne sois qu’un vulgaire moucheron pris dans une gigantesque toile d’araignée ? Si je bouge encore, peut être qu’une énorme bête velue viendra me gober ? Quelle douce libération ce serait !...Viens monstre noir et goulu m’engloutir dans ta bouche hurlante !...Viens mettre fin à mon supplice!… Ah te voilà enfin …bonsoir ma chérie !…tes pattes ne sont pas si poilues ! Un baiser…un baiser pour ma délivrance.… »

 

Quel maboul ! se dit Jack en l’assommant.

D’un coup de canif, il trancha les liens du malheureux qui s’écroula comme une chiffe molle dans le  grand sac de jute. Cuit à point le p’tit gars ! Enfournons le avant qu’y s’réveille !

« Tiens, t’es là Jenny ? On peut dire qu’tu tombes à pic! Tu vas m’aider à porter ce colis fumant…

Jenny était horrifiée.

« Mais qu’est-ce que tu fais ? Il faut le secourir et  pas le… 

« Silence bécasse! On file au Ten Bells et fissa, j’t’expliquerai mon plan en chemin...pour l’instant, si tu veux sauver la vie de ta théière ambulante, obéis et boucle-la, ça nous f’ra des vacances !… »

 

 

Chapitre 28

Les cent démons étaient revenus.

Ils dansaient sur son dos, plantaient leurs lances dans son échine. Ses cris les faisaient rire de plus belle. Les enfants aux yeux noirs couraient autour de lui et jetaient des fleurs vénéneuses sur son passage. Lorsque ces fleurs atteignaient sa peau, elles s’y collaient comme des ventouses et y pénétraient en laissant des cratères purulents. Les tambours étaient assourdissants. Un démon bondit sur sa trompe, brandissant une carabine. Son uniforme écarlate étincelait dans le soleil couchant. Il le mit en joue et visa entre les deux yeux. Il souriait. Ses dents étaient aiguisées comme celles d’un requin. Le démon avait le visage de son père…

Orange Pekoe se réveilla.

 

Où était-il ? Etait-ce le jour, était-ce la nuit ?

Il avait froid. Et faim. Si l’araignée ne l’avait pas dévoré c’est qu’il n’était pas encore mort. Des cordes le maintenaient solidement entravé au sol, sur sa tête un sac puant lui rentrait dans la bouche et dans les narines.

Clapotis de rats dans l’eau nauséabonde. Couinements. Silence. Plus tard, d’autres sons. Le raclement d’une chaise sur le plancher, au-dessus de lui. Des bouteilles qu’on entrechoque. Des éclats de voix. Des rires, des sanglots. Une porte qui s’ouvre. Le tintement d’une tasse. La terreur qui monte. Un liquide qu’on verse. Des rires à nouveau. La nausée, encore. Le cauchemar, encore…

 

Trois jours que durait cette torture.

Effondrée sur le comptoir et passablement ivre, Jenny n’avait pas la force de refuser les verres que lui remplissait Jack The Knife.

« Bois ma belle, et sois contente que ta p’tite caboche n’se transforme pas en flacon de whisky à chaque gorgée ! Comme ton p’tit Lord, là-d’sous…le coup du thé, tout de même, quel sacré numéro ! Il est fortiche l’animal, faut r’connaître ! Quelle descente ! J’ai pas encore bien compris son arnaque, mais j’y travaille…allez bois un coup…y’a rien de tel pour noyer son chagrin….me dis pas que t’es tombée amoureuse d’une théière tout de même ?...Une grande fille comme toi !...

«  Salaud, murmura  la malheureuse en glissant de son tabouret, t’es vraiment ignoble ! T’as aucune pitié !…Tu…

Jack ricana sauvagement et frappa du poing sur le zinc.

« Bloody hell !...J’te connais Jenny ! T’es comme tout l’monde, tu changeras d’musique quand t’auras vu les liasses qu’on va empocher quand on aura fourgué c’phénomène à Cristobal Li ! T’inquiète pas ma vieille, t’en croqueras aussi du pactole au père Li…

« Cristobal Li ? Non Jack ! Tu n’as pas le droit ! Tu ne peux pas faire ça ?…

« Ben j’vais m’gêner la rouquine !…Tu crois quand même pas que j’vais le nourrir indéfiniment au frais d’la princesse ? Va falloir qu’y gagne sa croûte l’aristo ! Mais faut pas s’tracasser ma belle, y s’ra aux petits oignons, ton Lord, dans le cirque de Mister Li, entre la femme-spaghetti et l’homme-tronc !...

Il éclata de rire…

« Eh !…Ça va être la grande classe pour lui ! La plus grande foire de monstres de tout l’East-End ! 

On frappa à la porte.

« Tiens ! Quand on parle del lupo !...Entrez Signore, entrez !…

 

 

Chapitre 29

Orange Pekoe cligna des yeux.

On venait de lui retirer sa cagoule et la lanterne qui se balançait à dix centimètres de son visage l’aveuglait cruellement.

« C’est ça ta merveille, Jaccomo ?…

Peu à peu il commençait à distinguer les contours de la bouche qui baragouinait, postillonnait et lui envoyait des relents d’ail et de mauvais vin en plein visage.

«  Oun picolo de rien du tout ? Ma qué ?...tu te moques de moi, maestro Jack !... Tu te moques de moi !...

Une main outrageusement baguée lui saisit la mâchoire et lui ouvrit la bouche sans ménagement. Deux doigts puant la graisse se mirent à fourailler dedans comme dans la bouche d’un cheval.

« Il a la bocca d’une comtesse! Per la Madonna ! E véro ! Très jolie bocca ! Ma…Jaccomo ? C’est quand même pas pour me fourguer oun dentier qué tou m’as fait venir jusqu’à ton boui-boui, no ? Où elle est la sorpresa ?...

 

Le vilain bonhomme qui se tenait devant Orange Pekoe, les mains sur les hanches dans une pose ridicule, avait la tête d’un chanteur de bel canto, le ventre d’un brigand des Abruzzes et les jambes d’un dompteur de tigres.

Et pour cause, c’en était un de dompteur. Brigand aussi du reste…

Rond comme une barrique de chianti, la barbe et la moustache en bataille, les yeux roulant dans les orbites comme des toupies, il  cinglait ses bottes de cuir de petits coups de cravache rageurs.

« Alors Jack ?…Tu m’as fait venir pour quoi, ezzactamenté ? C’est oune farce, oun scherzo, no ?…

The Knife laissa passer l’orage. Faire mariner l’acheteur, c’était la première règle en affaires. La deuxième était de l’appâter.

Il se tourna et saisit un plateau garni d’un service à thé.

« Ma Jaccomo !…Tu m’insoultes ? A Napoli, on boit de la grappa ! Pas cette ignobile acqua calda ! C’est bon pour les inglese ça !…

«  Mille excuses Don Cristobal…n’ayez crainte, nous trinquerons tout à l’heure avec des liqueurs plus pétillantes ! Non…Ça, ce n’est pas pour vous, Good Lord, ça…c’est pour lui…regardez plutôt…

 

« Pitié…gémissait Orange Pekoe, pitié …

Mais pitié était un mot qui avait depuis longtemps disparu du vocabulaire des deux compères.

Et Jack, avec une infinie lenteur, se mit à verser le thé sur les pieds et les jambes d’Orange Pekoe. Au milieu des hurlements, l’horrible transformation commença. Cristobal Li, le diretorre du très fameux Freak’s Show Theater de Stepney, recula au fond de la cave. Un sourire carnassier illuminait sa trogne.

En connaisseur, il contemplait le spectacle et hocha la tête.

 

« Mamma Mià, Jaccomo…murmura–t-il en se lissant les moustaches, Mamma Mia…c’est une véritable merveille, esso…

« Exact, mon cher Cristobal…exact…qu’est-ce que vous croyez ? Chez Jack the Knife, on soigne toujours les clients…et vous savez quoi, Signor Li ?...

Il se pencha à l’oreille du dompteur et murmura :

« …Pour une somme très, mais alors très très modique, cette véritable merveille…elle est à vous…

 

Ferrer l’acheteur, pensa Jack, c’était la troisième règle en affaires.

Cristobal Li était ferré.

Orange Pekoe, lui,  était reparti en enfer…

 

 

Chapitre 30

Whitechapel Albert Leman - Illustration Sylvain Granon

Shamrock Mops faisait les cent pas.

Il avait sa mine habituelle, celle des très mauvais jours. Quant au sergent O’Henry, l’ongle qu’il venait de finir de ronger était le dernier. Après il devrait s’attaquer aux phalanges.

La brigade avait été réunie au complet et se demandait à quelle sauce à la menthe elle allait être dévorée. Mops triturait avec rage le journal du matin, le briefing promettait d’être orageux.

Tous les yeux étaient braqués sur la carte de Londres sur laquelle cinq petits drapeaux rouges matérialisaient l’emplacement des crimes. Le professeur Olson était là aussi, goguenard comme à son habitude, attendant que ce pauvre Mops veuille bien s’arrêter de tourner comme un ours en cage.

L’image était juste, se dit Olson. Du miel le calmerait peut-être...

 

Les cris de l’ours Mops firent trembler les murs de l’Aquarium.

« Mais qu’est-ce que c’est que ce cirque ? Un homme à tête de théière ! Qui va gober ces foutaises ? Ah il est fort l’animal ! Réussir à hypnotiser toute une salle à distance, alors là, chapeau ! Comment il fait ? Je voudrais bien le savoir… Encore un truc de derviche tourneur ! Une combine qu’il a dû apprendre aux Indes, chez les fakirs ! Un coup j’te vois, un coup, j’te vois pas ! Ce Lipstick est un sacré prestidigitateur, moi je vous le dis…

«  Vous persistez à croire que c’est lui, Mops ? Avec huit cents personnes prêtes à témoigner que…

«  Huit cents pigeons vous voulez dire, Olson ! Puisque je vous dis que c’est une hallucination collective…du grand art je vous l’accorde, mais le thé, hein le thé, c’est signé Lipstick, aucun doute là-dessus !…

Mops déchira le « Daily Stinker » en petits morceaux et l’éparpilla sur les épaules de ses hommes, toujours au garde-à-vous devant lui. Il explosa.

« Quand je pense que ces imbéciles du ministère m’ont envoyé son ordre d’élargissement ce matin !…Ah les idiots…Ah les bureaucrates !…Vous vous rendez compte ! Son élargissement !…Voilà comment on gâche une enquête !…Pas assez de preuves, qu’ils disent ! Ça ne peut pas être lui, qu’ils disent ! Ah les crétins…

« Allons Mops, vous savez bien qu’ils ont raison ! On ne peut pas garder Lipstick au trou après ces deux meurtres. Le don d’ubiquité n’ayant pas encore été prouvé comme moyen de transport chez les meurtriers anglais de ces derniers siècles, il ne me paraît pas présomptueux de dire que votre suspect, Mops, n’en est plus un !…

« Vous êtes trop rationnel Olson. Un peu d’imagination que diable ! Peut-être que ce salopard de Lipstick a un complice ? Ou qu’il lui a fait passer des messages du fond de sa cellule ? Par signaux, par télépathie, que sais-je ? De toutes façons, Lipstick est dans le coup, je n’en démordrai pas !… Ils ne vont pas m’apprendre mon métier ! Je connais la musique…

«  L’orgue de Barbarie, vous voulez dire ?

 « Barbarie ou pas, je l’aurai, Olson !…Ce Lipstick n’est pas clair croyez-moi. Au fait, je vous remercie d’avoir au moins fait accepter en haut lieu l’idée de son internement au Royal London Hospital…

«  Internement temporaire, Mops, temporaire…mais dans l’état actuel des choses je crois que c’était ce qu’il y avait de mieux à faire. Mon éminent confrère, le docteur Severt est l’un des meilleurs spécialistes en ce domaine et votre…suspect, y sera bien traité. Severt a parfois des théories novatrices, mais je l’estime parfaitement qualifié pour soigner les troubles de Lipstick. Peut-être pourra-t-il extirper de sa pauvre conscience quelques éléments qui vous apporteront du grain à moudre.

« Je n’ai besoin d’aucune graine, Olson, qu’est-ce que vous racontez ! J’ai besoin de preuves ! Je veux des preuves ! Que Severt fasse  parler mon épicier, c’est tout ce que je lui demande !

O’Henry ! Quand vous aurez fini de vous curer le nez et d’envoyer des boulettes sur le palais de Buckingham, vous filerez à Stepney et vous collerez aux basques de ce médecin comme si votre vie en dépendait ! Et ne le lâchez pas sinon vous aurez affaire à moi !...

Quant aux autres, je veux qu’on surveille toutes les importations de thé en provenance de Chine ou des Indes ! Je veux qu’il y ait un policeman derrière chaque tasse qui se boit à Marylebone ! Je veux qu’on file tous les marchands de théières de Soho ! Je veux un rapport complet sur les fabricants de petites cuillères ! Qu’est-ce que vous foutez encore là ?…Exécution !....

Elargissement ! J’t’en ficherais des élargissements… »

 

Un violent coup de poing sur la carte murale suivi d’un cri de douleur ponctua la fin de son discours.

La main bandée de Mops venait de s’enrichir de cinq drapeaux rouges.

Les grizzlis…soupira Olson, les grizzlis sont parfois bien stupides…