Le Pangolin et le Pingouin lent - Chapitres 16 à 20 - Catalogue en ligne de votre médiathèque

Chapitre 16

Tchang-Lu pénétra dans la jungle. Quelle différence de température avec la montagne ! La chaleur y était suffocante et moite. La touffeur dégoulinait littéralement des arbres. Les cobras aussi. Tchang-Lu les entendait se glisser en sifflant sournoisement le long des lianes et réussissait à les éviter. Mais il y avait pire que les cobras. Et plus petit. Malgré le danger Tchang-Lu était émerveillé par la luxuriance qui l’entourait. Des fleurs multicolores et de toutes tailles plus stupéfiantes les unes que les autres, des feuilles en corolles grandes comme des maisons, des mousses exubérantes, des spirales de lianes en cascades. L’envie de peindre étant plus forte que la peur, il s’était assis sur une souche de banian et venait de sortir son encrier. Il allait y tremper son pinceau lorsqu’il sentit un léger bruissement sur son épaule, il tourna lentement la tête. « Bonjour mon Prince, un baiser, rien qu’un baiser et tous vos vœux seront exaucés… » lui murmura une toute petite grenouille phosphorescente. Pas le temps de reculer, la grenouille, qui était très venimeuse, venait de l’embrasser ! «  Ahhhh…pas de chance, dit la grenouille, je me suis trompé, ce sont mes vœux qui seront exaucés, pas les vôtres je le crains… » La grenouille se transforma aussitôt en crapaud-buffle et disparut sous les fougères. Tchang-Lu se mit à délirer. Le venin du perfide batracien avait pour effet de faire proférer à sa victime des poèmes incohérents. Ce qui pouvait devenir très grave. Le résultat fut immédiat et terrible :

«  Alexandrie…Alexandraaaa …Pango sur le Nil…Hiiiiii…Pango sur les bras…Haaaaa…. » hurlait le pauvre fou. Il allait succomber dans un accès de démence poétique lorsqu’un colibri suceur de poison se positionna devant son nez et, enfournant son bec dans sa narine droite, se mit à aspirer le venin. Tchang-Lu était sauvé, mais à quel prix. « Faudrait tout de même faire attention où vous posez vos lèvres hein, dit le colibri en continuant de battre des ailes, on ne pourra pas vous surveiller vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Heureusement qu’aucun humain ne vous a entendu, ça aurait terni votre réputation de lettré… Alexxxxandrie…Alexxxxandraaaa….N’importe quoi ! » Tchang-Lu se remit debout. « Bon alors, reprenons, fit le colibri, pour votre quête du pangolin, vous devez suivre le sentier sous les branches du palétuvier, au troisième perroquet tournez à droite, puis vous filez tout droit à travers le champ de fleurs carnivores, vous bifurquez au quatrième tulipier, ensuite deuxième guépard à gauche, vous grimpez en haut de la canopée, vous évitez les grenouilles, vous repérez la forêt d’épicéas géants, vous y plongez direction le fleuve, et là vous demandez votre route… »

« Ah bon mais à qui ? » demanda Tchang-Lu. « Bah….Mais aux tigres évidemment… »

Chapitre 17

Ils étaient là. Silencieux, invisibles sous les hautes herbes, toutes griffes dehors, poils hérissés, yeux plissés, prêts à bondir…

Tchang-Lu, qui les avait repérés depuis un moment, avait compté quatre tigres du Bengale, les plus féroces. Mais il n’était pas plus inquiet que ça, les fauves, il connaissait bien. Combien de fois avait-il fait poser le Grand Dragon de Jade dans son atelier ? Un gros chat très moustachu et qui crachait du feu, rien de plus. Quant à la Salamandre Géante des Trois Royaumes Interdits, une pichenette sur le museau et elle devenait douce comme une petite peluche.

Il venait de sortir sa théière et se servait, nonchalamment, une tasse de thé.

« Mhhhhhh….. » grogna avec une inquiétante douceur un magnifique tigre blanc qui vint s’assoir juste en face de lui. « Du thé….Mais quelle bonne idée, juste au moment du goûter, mhhhhhh…C’est un Darjeeling j’espère ?...

J’adooooore le Darjeeling…

«  Hélas non, répondit Tchang-Lu, c’est un mélange du Yunnan, le meilleur à mon goût. Vous devriez l’essayer.

« Tous les thés se valent du moment qu’ils sont bons, ajouta un second félin en se léchant les babines, l’important ce sont les biscuits qui vont avec….

«  On peut toujours remplacer les biscuits par des mollets de chinois, dit un troisième en se couchant aux pieds de Tchang-Lu.

« Les enfants, les enfants…Que diriez vous du chinois tout entier ? gronda une énorme tigresse qui s’avança en se dandinant, c’est tentant vous ne trouvez pas ?... » Les trois tigres hochèrent la tête et allaient sortir leurs gigantesques griffes quand leur mère ajouta : « Mais nous manquons de la plus extrême politesse. On ne dévore pas quelqu’un sans s’être d’abord présenté. Allez les garçons, donnez vos noms je vous prie… 

« Bon, d’accord…dit le premier, moi c’est Shere Khan. Ah ça me dit quelque chose fit Tchang-Lu. On me l’a déjà dit grommela le tigre….

« Moi c’est Sarbah Kahn, dit le second.

« Et moi c’est Yesswoui Khan dit le troisième en ouvrant grand sa gueule.

«  Eh bien enchanté, vraiment c’est un honneur, dit Tchang-Lu, moi c’est Tchang-Lu et je suis…

«  Tchang-Lu ! Vous êtes Tchang-Lu, s’exclama la tigresse, mais vous ne pouviez pas le dire plutôt !...Stop les garçons, pas de goûter pour vous aujourd’hui ! Et dire qu’on a failli vous croquer ! Il était moins une ! Alors c’est vous qui recherchez cet imbécile de pangolin ? Bien sûr qu’on va vous aider. Nous avons une dent, et même plusieurs, contre cette sale bête vous savez…

Je vais tout vous expliquer à son sujet.

Alors dites-moi, Tchang-Lu, ce thé du Yunnan, il vous en reste un peu ?... »

Chapitre 18

Laissons la tigresse donner à Tchang-Lu les informations utiles à la poursuite de son voyage et penchons-nous un instant sur les quelques maigres mais nécessaires connaissances relatives au pangolin nacré.

Qu’en savait-on exactement à cette époque ? Pas grand-chose en réalité.

Petit rappel scientifique établi en 1538 par le Professeur Herr Plitzenplotz de l’Université Royale de Plitzenplotz ( à Plitzenplotz )

1°) Le Pangolin nacré, de la sous-famille des Pangolinus pourritus, est souvent confondu avec le Pantalon nacré, vêtement qui est porté par les gouverneurs de district de premier rang lors de la fête de la bière.

2°) Il n’y a jamais eu de fête de la bière dans l’Empire du Milieu et les gouverneurs de district de premier rang portent des caleçons de soie irisée et non des pantalons nacrés ! Le fait que cette communication provienne des carnets du botaniste controversé Jojo-la-Racaille peut prêter à confusion mais libre au lecteur de se faire une opinion en toute conscience.

3°) Le botaniste Jojo-la-Racaille n’est jamais allé dans l’Empire du Milieu, en revanche on lui doit plusieurs études approfondies des fêtes de la bière.

4°) De plus, il très difficile d’enfiler un pangolin nacré par les jambes.

Voire impossible. Essayez pour voir…

5°) Le Pangolin nacré est mauvais joueur. Lorsqu’il perd au jeu de go il pique une crise, se roule par terre et c’est une véritable honte que de le voir se mettre dans des états pareils. De plus il a fort mauvaise haleine et profère beaucoup d’injures au sujet de sa belle-mère. En cela il a un point commun avec un autre animal extravagant : le pingouin lent ( bien qu’il n’ait avec lui aucun lien de parenté et en soit très éloigné, scientifiquement parlant, le fait est notable. )

6°) Le Pangolin nacré n’est vraiment pas un compagnon fréquentable.

Jojo-la-Racaille non plus. ( Néanmoins il n’a pas encore été prouvé qu’il n’y ait aucun lien de parenté entre le Pangolin nacré et certains botanistes en voie de disparition. L’ Académie des sciences de Plitzenplotz y travaille actuellement. )

7°) Le Botaniste nacré n’est pas une espèce encore très étudiée mais ça pourrait bien arriver un jour. Après les fêtes de la bière.

8°) C’est tout ce qu’on sait, à ce jour, à propos du Pangolin nacré.

 

Il faut espérer que la tigresse en savait un peu plus sur la question…

Chapitre 19

Tulurgglurkuk contemplait les étoiles, il était frigorifié. Pelotonné contre lui, Chien-qui-pète qui n’avait jamais si bien porté son nom, lâchait allègrement des gaz qui réchauffaient sensiblement l’atmosphère. Tulurgglurkuk pour une fois lui en était reconnaissant.

«  Regarde-moi cette Voie Lactée, dit Chien-qui-pète à demi endormi, dommage qu’il n’y ait pas une Constellation du Robinet au milieu. On pourrait l’ouvrir… Imagine un peu ces torrents de lait qui  nous descendraient en cascade dans le gosier…Mhhhhh…Du lait bien chaud avec des tartines fumantes qui viendraient directement de la Constellation des Tartines Fumantes… 

« Et la Constellation du Chien-qui-pète-et-qui-délire-grave-et-qui-ferait-mieux-de-se-taire, tu connais ? Allez, laisse-moi dormir. Un proverbe de chez nous dit : « Qui ronfle baffre ! Alors tais-toi et ronfle ! » Ils finirent par sombrer dans un sommeil profond, bercé pour l’un par des flots de crème épaisse et odorante et pour l’autre par des courses sans fin sur la glace.

Le dernier rêve de Tulurgglurkuk fut particulièrement agité.

Harpon levé, il était en train de pêcher au bord d’un trou, attendant qu’apparaisse le museau moustachu d’un phoque. La scène n’avait rien d’extraordinaire si ce n’était que la glace avait une curieuse texture, elle était de couleur ocre orangée et n’était ni lisse, ni froide. Au contraire elle était granuleuse, rien à voir avec la poudreuse habituelle et surtout elle était brûlante. Il constata alors qu’il était entièrement nu, avec seulement un petit bout de tissu accroché autour de la ceinture. Son harpon s’était transformé en curieux bout de bois plat, légèrement incurvé à angle droit. Sans savoir comment, il l’avait lancé avec une adresse insoupçonnée. Le bout de bois était parti dans les airs et était revenu juste dans sa main après avoir décrit un grand cercle dans le ciel. A cet instant un animal étrange avait jailli hors du trou. Il avait un petit museau de lièvre, une longue queue de rat, une grosse poche sur le ventre et surtout d’immenses pattes arrière qui, tels des ressorts, lui permettaient de faire d’immenses bonds tout autour de Tulurgglurkuk. L’animal venait de se mettre en position de combat face à lui et allait le boxer avec rage lorsque la gueule de Nannuq-le-grassouillet, qui venait lui aussi d’apparaître, l’engloutit en moins de temps qu’il n’en faut pour dire « gloups ».

«  Eh bien, eh bien, il s’en passe de belles ici quand j’ai le dos tourné ! » Il se gratta la tête avec ses longues griffes noires. « On dirait qu’il y a de drôles d’interférences dans le monde des rêves ces jours-ci, faudrait que j’étudie ça de plus près. Bref, c’est jamais très bon d’avoir des visions nocturnes quand on a faim. Heureusement que j’ai pu vous dégotter dans la poche de ce…de ce…enfin de ce phoque austral, une poignée de saumons bien gras, ça vous tente ?... »

Tulurgglurkuk et Chien-qui-pète, bien que dormant profondément, s’assirent sur leurs fesses et, yeux fermés mais bouche et gueule grandes ouvertes, gobèrent sans la mâcher la pêche miraculeuse que Nannuk-le-grassouillet leur envoyait à la volée. Le dernier poisson englouti, ils rotèrent un bon coup et se recouchèrent lourdement.

« C’est ça, bon appétit messieurs et surtout ne me remerciez pas, ricana l’ours blanc, c’était avec plaisir…Ahhh l’ingratitude humaine et canine me surprendra toujours, enfin…Est-ce que je les réveille pour les prévenir que demain il vaudrait mieux être en forme ? » Il avala lui aussi un saumon bien gras qu’il s’était mis de côté. « Oh puis non, hein, c’est bien assez pour aujourd’hui… » Il recracha l’arête, se cura les crocs, regarda les deux compères dormir, sourit, si tant est qu’un ours blanc puisse sourire, bailla et disparut dans les airs.

Chapitre 20

Ils avaient repris la route.

« Il faut qu’on trouve un moyen d’aller plus vite… » pensa Tulurgglurkuk en accélérant la foulée. « Il faut qu’on trouve un moyen d’aller plus vite…mais sans se fatiguer ! » pensa Chien-qui-pète en tirant la langue.

Leurs vœux allaient être bizarrement exaucés après qu’ils aient franchi, exténués et abasourdis, un nouveau pic vertigineux. Un bruit ahurissant, mélange de grognements et de coups de marteaux avait précédé leur approche depuis un moment sans que nos deux compères comprennent la cause de tout ce brouhaha. Ils débouchèrent au beau milieu d’une troupe hétéroclite de morses, de phoques et d’otaries très affairés qui ne leur prêtèrent guère d’attention au début. Le gros de la troupe était rassemblé autour du plus énorme morse que Tulurgglurkuk ait jamais vu. Sa taille était gigantesque, ses deux canines démesurées, ses moustaches et ses sourcils s’ébrouaient en tous sens et ce mastodonte s’activait sur un morse plus petit avec des outils visiblement faits en ivoire de baleine et en os taillés.

«  La clef de douze, Gustaffson, pas la clef de treize, la clef de douze ! hurla-t-il à l’intention d’une otarie coiffée d’un bandana qui tournait, affolée, autour de lui. Nom d’un hareng de la Baltique, c’est pas compliqué tout de même, Gustaffson !... »

« Oui Patron, voilà Patron !...Euh Patron…On a des visiteurs….. » fit le dénommé Gustaffson en désignant Tulurgglurkuk et son chien.

« Quoi, qu’est-ce que c’est encore ? Gronda le gros morse en se relevant péniblement et en toisant les intrus. Je déteste être dérangé quand je serre les boulons d’une bécane !...Des autochtones en plus, nous voilà bien ! Les gars, va y avoir de la viande fraîche sur la banquise, pas question de les laisser nous tailler en filets mignons… ».

Alors que les phoques se rapprochaient dangereusement l’ambiance aurait pu rapidement dégénérer au désavantage de nos amis si le petit Gustaffson n’avait soufflé timidement : « Dites Patron, ne serait-ce pas le fameux Tulurgglurkuk, dont les Esprits de la Divine Graisse nous ont parlé l’autre nuit, celui qui recherche ce foutu pingouin boréal en fuite ?.... ».

« Si c’est bien lui, gémit Chien-qui-pue, c’est lui et son fidèle chien qui pue…».

« Ah…Bon…D’accord….J’avais pas vu, bougonna le morse, désolé j’ai pas les idées très claires quand je fais de la mécanique…Alors qu’est-ce qu’y veut le cannibale ? Y veut de l’aide peut-être ? »  Tulurgglurkuk hocha la tête. « Bon d’accord, gloussa l’autre, ça tombe bien j’étais justement en train de régler un turbo-morse à réaction, ça vous ira comme moyen de transport ? Faut juste maîtriser la bête, pas trop pousser sur les injecteurs mais une fois bien en main c’est de la bonne camelote. Ah oui j’oubliais,  le carburant, c’est du maquereau gazeux, un par jour pas plus, le gaz produit une compression dans l’estomac et c’est ça qui provoque l’explosion....Allez, montez là-dessus tous les deux, tenez-vous bien aux canines et roule ma poule ! »

Tulurgglurkuk enfourcha le turbo-phoque, Chien-qui-pue s’assit derrière lui, pas trop rassuré. Le morse jeta un hareng dans la gueule du turbo-morse.

« Merci infiniment pour votre aide », dit Tulurgglurkuk.

« Ohhhh tu peux remercier toute mon équipe, venez saluer mes gaillards …. » Les éléphants de mer et les phoques s’avancèrent en dodelinant.

« Vous connaissez déjà Gustaffson, voici Ericson, puis Olafson, puis Carkasson, et enfin Klaxson, tous de braves petits gars …

«  Et vous ? demanda Tulurgglurkuk.

Le Morse éclata de rire,  essuya ses nageoires pleines de graisse et dit :

« Ici tout le monde me connaît. Quand on a un problème de panne de phoque, une vidange d’otarie, un carburateur de narval à changer, Il n’y a qu’un seul nom, un seul…

«  Et c’est ?...

Le turbo-morse démarra en trombe.

«  C’est Davidson, mon vieux….HarleyDavidson ! »