Whitechapel

 

Chapitre 61

« Mais qu’est-ce qu’elle raconte cette vieille folle ? Qu’est-ce que c’est que ce bazar ? O’Henry il faut prévenir le Foreign Office !…Les ramifications sont immenses…je crois qu’on vient de débusquer un complot d’Ecossais !…

Sur l’échelle branlante que son sergent avait réussi à dégoter, le superintendant, oreilles collées  sur la vitre, piaffait comme un cheval sous les ordres à Ascot.

« Du calme patron, du calme…

Mais calme, le pur-sang Mops avait oublié le sens de ce mot, quant à sa grosse carcasse de percheron estropié, elle tanguait dangereusement.

« Good Lord…qu’est-ce que c’est que ça ?...murmura-t-il soudain, ohhhh mon vieux O’Henry…si tu voyais ce que je vois ?…

Les lèvres de Martha venaient à peine de se fermer qu’au milieu du pesant silence où nous avait plongés son émouvant discours un sourd feulement s’était fait entendre. Provenant du foulard cachant toujours le visage du jeune Lord, ce chuintement, saccadé, oppressant, lancinant comme le sifflement d’un cobra, prit bientôt de l’ampleur.

Mais un serpent siffle, il ne souffle pas. Un serpent siffle, mais ne rugit pas…

Orange Pekoe venait brusquement de se lever. Jenny avait lâché sa main. Main n’était pas le terme exact, griffe aurait mieux convenu. Et ce n’était plus Orange Pekoe non plus. Mais qui était-ce alors ? Qui était cet être improbable, dont le cou monstrueux s’ornait d’un collier de crânes sanglants, dont le corps et les membres ne cessaient de grandir et de se transformer, dont le mufle, tantôt métallique tantôt squameux, hésitait entre le bec d’une monstrueuse théière et la trompe d’un invraisemblable éléphant, et qui déversait en hurlant des flots bouillonnants aux quatre coins de mon bureau ?

Et était-ce encore un bureau ? Comment décrire la lumière verdâtre, intense et aveuglante qui venait de nous envahir ? Comment expliquer les lianes tortueuses qui, sortant du plafond en cascade, s’enroulaient autour de nos chevilles ? Que dire des dunes de sables qui s’amoncelèrent en un clin d’œil au centre de la pièce, des marais qui faillirent engloutir Martha, des noirs scorpions qui grimpaient sur les jambes de Jenny, des singes hurleurs qui me tiraient par les cheveux ? Et que dire de la voix d’Orange Pekoe qui, dans cet enfer soudain déchaîné sur nos têtes, s’éleva en grondant, comme si cent éléphants s’étaient mis à barrir…

Nous étions passés dans un autre monde. Le sol mouvant sur lequel mes pieds s’enfonçaient n’avait jamais été un tapis. Le ciel turquoise qui nous surplombait n’avait jamais été celui de Londres. Les ruines de ce temple envahies de mousses et de lichens n’avaient jamais été les murs d’un hôpital.

Et cette jungle grouillante m’était inconnue. Tout comme m’était inconnue la musique assourdissante qui sortait des corolles de fleurs vénéneuses, gramophones carnivores, qui grimpaient le long des murs. Inconnus les sentiments qui m’envahissaient, inconnue la langue rugueuse dans laquelle s’exprima l’avatar d’Orange Pekoe.

Le plus extraordinaire était que je comprenais cette langue.

Le plus extraordinaire était que je n’en fus pas surpris.

« Patron, vous êtes toujours là ?

« Plus bas, O’Henry, pleurnicha Mops, plus bas... si tu savais…

« Ganesh…fut le premier mot qui sortit de la trompe du monstre…

 

Chapitre 62

« Ganesh….Fils de Parvati, prête-moi ta force pour qu’enfin sous tes piliers de chair périssent les impies. Et toi Hanuman, mon cousin sautillant, arrache ces yeux pitoyables et donne-les moi que je jongle avec. Khali ô ma mère adorée, broie ces os, ils seront encore tendres sous tes dents de tigresse. Shiva, viens avec moi et pose ton trident, nous déchirerons ensemble la poitrine de cette vermine, nous les écorcherons et après que nous ayons bu notre thé mélangé à leur sang nous enfilerons leurs peaux et danserons dans cet habit de lumière jusqu'au jour du pardon…mais ce jour n’est pas encore venu…

L’aura incandescente qui entourait le monstre redoubla d’intensité m’obligeant à baisser les yeux. Je n’osai regarder les autres…

« Car je ne pardonne pas encore. Je ne pardonne pas aux vers de terre d’avoir aux Dieux volé le nectar sacré. Je ne leur pardonne pas d’avoir plongé dans le froid et la faim et la peur l’enfant du voleur et de la panthère noire…la panthère noire…sa peau était si douce. Son ventre était mon nid et son sang mon fleuve. Elle me léchait, me caressait. Sa voix était pareille au son d’une fontaine…et sa voix s’est éteinte…et je ne pardonne rien….car je suis le messager…je suis…je suis le septième bras du Bhodidhârma !...

Nous étions à genoux, propulsés par une force irrépressible, dans la posture implorante et soumise des esclaves que nous étions devenus, la voix grinçante du monstre continuait à tonner au-dessus de nos têtes.

«  Malheur aux inconscients, ils n’ont pas su couvrir de pétales de roses le sentier où j’avançais! Malheur aux ignorants, un torrent de lave les a engloutis. La première s‘appelait Marie Jane. Pauvre petit moineau égaré dans la fange, son enveloppe misérable fut offerte à Khâli…

« Mary Jane…bredouilla Lipstick.

« Silence ! gronda la voix.

« Savez-vous ce que veut dire équilibre précaire, chef ?…

« Non je ne sais pas et je m’en fous imbécile, s’étouffa Mops, il se passe des choses terribles là-haut ! Damned, qu’est-ce que j’ai fait de mon Webley ?...

 

« Silence…le second n’avait pas de nom. Quelle importance, sa vie était une coquille vide, sa mort fut un geyser de joie ! Il brille maintenant au firmament des suppliciés…

Prenant soudain une voix enfantine, le monstre se mit à chantonner :

 

Un Chinois est sorti de l’ombre…

Un Chinois a regardé Londres…

Sa casquette était de marine…

Orné d’une ancre cornaline…

Dardant son mufle sur nous, il continua en ricanant.

« …Ahhhh je vois que vous aimez la poésie. En voici une autre :

 

La troisième était de porcelaine, lisse et blanche comme le lin,

Peut-être s‘appelait-elle…

Kaolin ?

J’ai mis un peu de chaleur dans son corps glacé,

Elle n’a pas eu l’air d’apprécier !

Elle aurait préféré être bercée,

Dans sa petite oreille, j’ai tout versé,

Elle était jaune, elle n’a pas ri,

Il était jeune, ce thé a trop bouilli !… 

Il éclata d’un rire démentiel.

« Quant au quatrième, il adorait les idoles…ce quatrième c’était…

Cette énumération macabre semblait ne pas avoir de fin…

Mais alors que, l’esprit en miettes, je pensai ma dernière heure venue, alors que la terreur avait vidé ma rationnelle cervelle de médecin pour la transformer en misérable coque vide, il se passa quelque chose…

Aussi incompréhensiblement et rapidement qu’elles étaient apparues, les inextricables ronces et lianes qui nous enserraient avaient commencé à se rétracter. Les fleurs carnivores refermèrent leurs mâchoires et le sable des dunes s’écoula dans les interstices du plancher pour bientôt disparaître entièrement. La voix du monstre avait elle aussi changé de ton.  Toujours aussi menaçante mais de plus en plus chevrotante. Comme une mécanique qui se grippe…

 «…Le quatrième…s’appelait…il n’avait pas…le droit de…je l’ai aussi…je l’ai peut-être…

Lentement, je relevai la tête. Jenny avait, elle aussi, levé les yeux.

Le monstre la dévisageait depuis un moment…

Agenouillés dans les restes d’un cauchemar qui peu à peu s’évaporait, nous laissant hagards parmi des débris de feuilles et de branches, Lipstick, Martha et moi assistions à un miracle…Le démon quittait peu à peu sa proie.

Le collier de têtes de morts était reparti sertir le cou de quelqu’un d’autre.

Le pachyderme avait ravalé sa trompe. Les griffes, une à une, avaient disparu…

La voix se cassa puis, encore grinçante, s’éleva une dernière fois.

« La cinquième…courait…je crois… après un lièvre…et ce fut…ma dernière… offrande …adieu chère marionnette ! Ce fut un plaisir…

Et l’hôte, qui habitait depuis si longtemps le corps d’Orange Pekoe, cet hôte qui, né bien avant que naissent la terre, les océans, le ciel et les ténèbres, cet hôte à six bras qui, par une sombre nuit aux Indes, avait élu domicile dans l’esprit du garçon, jeta un dernier regard sur lui, et s’éclipsa…

Dans le ciel de Londres aux couleurs retrouvées, les cloches de Whitechapel carillonnaient à tout rompre.

Orange Pekoe s’effondra…

 

Chapitre 63

« Que s’est-il passé ? Souffla Orange Pekoe en se relevant péniblement. Il se passa la main sur le front, nous dévisagea l’un après l’autre, et vacilla…

« Quel horrible cauchemar, murmura-t-il...je me souviens de toutes ces terribles choses…Mais ce n’était pas un cauchemar, n’est-ce pas ?...Est-ce vraiment moi qui.?...Comment ai-je pu ?...

Deux paires de bras s’ouvrirent comme un double refuge. Ceux de sa rousse amie pour lui, ceux de la grise Martha pour le pauvre Lipstick.  Cela n’avait pas duré plus de quelques minutes mais nous avions tous vieilli de plusieurs siècles.

Je m’avançai vers eux.

 

« Ce qui s’est passé ?...Pour être franc, mon garçon, je n’en sais rien !...Je ne saurais expliquer quelles sont les forces qui vous ont tenu enchaîné si longtemps…

J’échangeai un bref regard avec Jenny.

« Je crois avoir une petite idée sur celles qui viennent de briser ces chaînes…

Martha me donna un coup de coude  dans les côtes.

« Ben vrai, vous z’êtes pas un rapide, dites-donc !...Par Sainte-Guenièvre-la-grosse-Coquine, faut pas avoir fait Cambridge pour comprendre ce genre de chose…y’a des mystères, c’est pas dans les livres qu’on les apprend…

Elle me fit un clin d’œil en désignant Jenny dont les doigts caressaient la nuque posée sur son épaule.

«  Cette force-là peut vaincre n’importe quel foutu démon, me murmura Martha, vous croyez pas, doc’ ?...

«  Vous avez mille fois raison, soupirai-je…en tous cas mes amis, réjouissez-vous car il est certain que tous les cadenas ont cédé…vous êtes libre Orange Pekoe, vous êtes libre…

 

Un carreau de la fenêtre explosa en éclats.

Une main bandée et un revolver venaient de traverser la vitre.

« Libre, mon œil ! hurla Mops. Haut les mains! Au nom de la Reine, vous êtes tous en état d’arrestaahhhhhhhhhhh…

L’échelle, sous lui, venait elle aussi de céder…

 

 « Le flic !…

Jenny et Lipstick avaient crié d’une même voix. Ils avaient reconnu sa trogne congestionnée avant qu’elle ne disparaisse dans un fracas de verre brisé.

« La poisse, grogna l’ex-sergent se tournant vers Orange Pekoe, ce type mon gars, c’est une brigade de hyènes à lui tout seul ! Les hyènes sont lâchées et c’est après toi qu’elles en ont !…

« Oui, fis-je sombrement, s’il n’a entendu que vos dernières paroles, les choses se présentent mal…j’ai peur que vous ne veniez d’avouer de biens terribles crimes…

« Mais docteur, fit Jenny, il n’était pas responsable de ses actes…vous en avez été témoin ! Nous en avons tous été témoins…

« Allez faire gober ça à Mops, ma jolie, ajouta Lipstick, il a trouvé une tête à envoyer sous la hache du bourreau et il ne lâchera pas sa proie !

« Mais ce n’était pas lui, continuait Jenny en se tordant les mains.

« Ce n’est pas à moi qu’il faut dire ça, Miss ! Et entre nous, vous avez vu comme moi ce « Monsieur-j’ai-six-bras » ? Je le vois mal aller s’asseoir sagement sur les bancs d’Old Bailey, prêter serment sur la bible, la main sur le cœur…d’ailleurs quelle main ? Et puis quel cœur ? Croyez-moi, ce n’est pas demain la veille que Mops coffrera le Bhodidhârma !...

Il regarda Orange et poussa un soupir.

« Mais toi, mon pauvre petit Lord, tu es un client parfait pour la potence…si j’ai un dernier conseil à te donner mon gars, c’est de déguerpir sans demander ton reste !...

 

J’aurais dû me réjouir du dénouement, aussi rapide qu’inattendu, du drame dans lequel nous nous étions débattus. Mais bien que j’eus quelques raisons d’en être fier, je me trouvai soudain perdu et me demandai, en regardant Orange Pekoe et Jenny nous faire fébrilement leurs adieux, si tout cela avait un sens…

Affronter son ennemi. Donner un nom à la maladie. Lutter contre l’ignorance. Vaincre la haine. Toute ma vie je m’étais battu pour un jour accomplir ce que justement je venais de réaliser avec succès.  Pourquoi me sentis-je si vide ?

Dégâts ou bénéfices ?  Dans la balance, je reçus un baiser…

« Frederick, me dit Jenny…je ne vous remercierai jamais assez pour tout ce que vous avez fait…ma cheville…sourit-elle, grâce à vous, elle est tout à fait guérie…

« J’aurai toujours un peu de pommade au fond de ma poche…vous le savez n’est-ce pas ?....

 

Un baiser. Peut-être en avais-je attendu d’autres…Maudite balance.

Je les poussai dehors…

Dans le ciel de Londres, ding et dong, poix et vase, souffre et charbon, sonnaient les cloches du jugement dernier…

 

De l’autre côté de la fenêtre cassée, des voix étouffées grognaient des injures.

 

 « C’est notre tueur, bafouillait le Superintendant en crachant quelques dents, puis, extirpant O’Henry des débris de l’échelle, il le secoua avec véhémence, du seul bras valide qui lui restait, l’autre s’était démis dans la chute.

« Debout constable ! Cette fois on a touché le gros lot ! Quel coup de filet ça va être ! Tout le gang du thé au complet!...Allez, au pas de charge O’Henry, fonce chercher des renforts pendant que je prends la bande à revers…

« Mais Chef…à revers ?...dans votre état ?…

« Quoi mon état ? fit Mops en claudiquant vers la sortie de l’hôpital, qu’est-ce qu’il a mon état ? Il va très bien mon état…

 

Chapitre 64

Ding-dong.

78 % de cuivre ! 22 % d’étain…

Le nombre d’or. L’hypoténuse de la Grande Pyramide. La circonférence du dôme de Saint-Paul. Les douze apôtres. La multiplication des petits pains. Le grand Tout et le petit Plus. Tout est affaire de chiffres. Pas un atome de plus. Pas une once de moins. Une erreur et c’est l’Armaggedon. L’art campanaire est de l’algèbre pur. Al-jabr : contrainte réduction. Béni sois-tu Al-Khawarizmi. Grand créateur de cloches. Hérésie. Calcul et cloche.

Amen…

 

Ding-dong.

78 % de cuivre ! 22 % d’étain…

Le rythme pur. Treize pieds. Alexandrin plus un. Prosodie parfaite. Cantique de tous les cantiques. Ô Fleur de Canaan. Le Roi Arthur sonne l’Epître aux apôtres. Ulysse retire Excalibur des clochers d’Elseneur. Ding-Dong. Nous sommes l’étoffe dont sont faits les tocsins. Will Willy William. Mes sonnailles pour ses sonnets…

 

Ding-dong.

78 % de cuivre ! 22 % d’étain…

De l’airain pur jus. De l’airain pur sucre. Coule coule mon petit bourdon. Vibrez mes veines ô mes tuyaux. Aiguille du cadran de pression qui monte qui monte. Les chiffres sont pleins. Les chiffres sont vides. Zéro. Un million. Un million de gallons de barils de pintes de chopines de bronze en fusion. Dans les écheneaux volent les oiseaux. Dans les évents, les engoulevents. Glou glou. Elle coule elle souffle elle sonde. Elle est baleine elle est dragon. Comment va cette chape monsieur Saint-Georges ? Le corset est-il assez serré pour vous ? Belle croûte n’est-ce pas ? Glou-glou glou-glou. Mille trente. Pas assez. Mille quarante. C’est mieux. Retenez vos tripes mon bel ange, vos clochettes arrivent. Dreling dreling. Encore un effort. Mille soixante…soixante-dix. C’est encore mieux. Glou-glou ? Quel igloo ? Il glace ici, il gèle, il frise. Les grelots grelottent. Mille quatre-vingt-seize. Préfèrent la fournaise. La vapeur ne te fait pas peur. Ma beauté ma gazelle ma toute belle. Tu arrives. Tu gazouilles. Pour toi ma promise un cadeau un présent. Dans ton gosier dans ton creuset. Mon gage d’amour. A jamais liés. Trois guinées d’or et une d’argent. Dans tes tripes voici mon sang…Mille et cent ! Mille cent cinquante…Mille deux cents….Vive la mariée…

 

Ding-dong.

78 % de cuivre…22 % d’étain…

Hourrah pour Lawson le chanceux !…

Sous le ciel de Londres,

Poix et vase et souffre et charbon,

Arthur Lawson, le fondeur de cloches, dansait autour de ses fours en fusion.

 

Chapitre 65

La ville avait disparu.

Le ciel ? Ni noir, ni blanc. Un morceau de charbon sur lequel on aurait passé un coup de gomme. Pas une étoile, pas de clair de lune. Le brouillard bien sûr, si lourd, si dense. L’haleine d’une grosse bête mouvante, prête à vous gober tout cru. Les réverbères, des petits phares vacillants qui n’éclairaient que les museaux des rats qui leur grimpaient dessus. Gris sur gris. La nuit tous les rats sont gris. Le froid régnait en maître. Les ombres elles-mêmes avaient déserté les rues. Pas ce soir, disaient-elles, de l’avis général, pas un temps à mettre une ombre dehors…

 

Pas une ombre, vraiment ?

Quelle était donc cette silhouette qui se traînait lamentablement ? Et ces deux autres, un peu plus loin, courant le long d’un mur ? La première forme, très mal en point, mais très décidée, se figea soudain comme un chien d’arrêt, mais sur une seule patte.

 

« Halte-là…ou je tire !

« Tire-donc imbécile !  lui répondirent les autres.

« Vous n’avez aucune chance ! Vous êtes cernés !…

« Cernés par le fog ! Mais pas par toi !...

« Ahhhh les salopards !...maugréait Shamrock Mops en boitant, qu’est-ce qu’il fout, ce O’Henry de malheur ?…bougez pas, racailles ! Lança-t-il encore vers la nuit où Jenny et Orange Pekoe venaient de s’enfoncer, bougez pas, crapules…Il tira deux coups de feu au hasard…mais où sont-ils passés ?…

 

Le coup de gomme n’avait effacé ni le temps, ni les sons. Le temps s’était accéléré, les sons aussi.  Les cloches avaient pris possession de la nuit.

 

Ding…

Jenny tenait fermement son petit Lord par le bras. Rester soudés. Ne pas se perdre dans  cette purée de pois. C’était une chance après tout. Ils couraient en tâtonnant. A l’aveuglette. Leur vie désormais, ce serait ça : courir droit devant soi, les yeux fermés, sans se retourner, sans savoir ce qu’il y avait au bout. Un précipice ? Tant mieux, va pour le précipice ! Une montagne ? Elle avait toujours rêvé de voir les cimes enneigées ! Un ours ? Quel beau manteau de fourrure ça ferait ! Un trésor, une île déserte, la mer ?…Elle ne connaissait pas la mer. Courir sur une plage, courir sur le sable et plonger et nager à s’en faire exploser les poumons, comme si c’était la dernière course…S’enfoncer dans les vagues et ensemble, s’y noyer…Elle souriait à Orange qui ne la voyait pas.

 

Dong…

Courir, pensait-il, il était fatigué de courir…à quoi bon vouloir échapper à son destin puisqu' il n’était qu’un monstre…Pourquoi Jenny s’accrochait-elle à lui ? N’avait-elle pas compris qu’il ne pouvait y avoir d’issue, qu’au bout de cette fuite il n’y aurait rien d’autre qu’une autre fuite sans espoir ? Lui non plus ne connaissait rien de la mer, du bruit des vagues, du ressac, ou du chant des mouettes mais il savait que si un jour, ils arrivaient sur une plage, ce n’est pas du sable blanc qu’ils fouleraient, mais rien d’autre que des sables mouvants.

Et dans ce sable, il savait qu’ils s’y enfonçaient déjà...

 

Ding…

Seuls dans la nuit, ils couraient. Comment avais-je pu les abandonner aussi lâchement ? Tu as encore un rôle à jouer dans cette histoire, me souffla une voix. Dégâts et bénéfices. Tu en as déjà assez fait, me dit une autre voix.

Comment avais-je pu la laisser partir ? J’enfilai une pelisse et me précipitai dehors.

 

Dong…

Des cris étouffés dans la nuit, venant de plusieurs côtés à la fois, qui se rapprochaient,  qui claquaient comme des détonations, comme des morsures, comme la mâchoire d’un molosse qui se referme.

« Ohé commissaire, vous êtes là ?….

« C’est toi O’Henry ?…Pas trop tôt !

« Montez là-dedans patron, vous allez voir, c’est douillet !

« Qu’est-ce que tu fabriques déguisé en bonne d’enfant ?...et qu’est-ce que c’est que ça, triple buse ?

Ça, c’était un grand landau bleu, un peu démantibulé certes, mais en parfait état de rouler que le constable, soucieux de la mobilité de son supérieur, venait d’emprunter avec son tablier et son bonnet, à une nurse matinale, lui laissant son braillant fardeau sur les bras après lui avoir asséné un péremptoire :

Réquisition !

Après un bref instant d’hésitation, le fin limier y grimpa tant bien que mal et brandit son revolver comme un corsaire passant à l’abordage.

« A la guerre comme à la guerre…bravo mon gars ! Bel esprit d’initiative…en avant toutes !...

 

Ding…

Orange Pekoe et Jenny bifurquèrent à droite, le long d’un interminable mur de briques blanches, une haute porte en bois vert surmontée d’un grand palan avec une poulie. Une fabrique. La porte était entr’ouverte…

 

Dong…

Ca travaillait dur là-dedans…A cette heure tardive, c’était étonnant !

Les voix n’étaient plus très loin. Une escouade arrivait par Bethnal Green.

« Commissaire ?…

« Par ici les gars…

Ils étaient tout près.

 

Ding…Dong…

Les cloches…

Elles venaient de là…

« Commissaire !...

Ils n’avaient plus à hésiter.

Ils entrèrent …

 

Chapitre 66

Le feu.

Le feu comme dans le ventre de la terre.

« Où sommes-nous ? se demandèrent les fuyards.

Devant eux, des hommes, fontaines de muscles ruisselants, ahanaient et s’activaient  autour d’un volcan. Des hommes ? Plutôt des démons. 

De leurs énormes mains gantées ils agitaient de longues barres de fer et faisaient voltiger autour de leurs têtes échevelées des myriades de paillettes de feu.

En équilibre sur des poutrelles au-dessus de la lave, leurs ombres géantes dansaient sous un enchevêtrement de chaînes.

Comme une gravure de Piranèse retouchée par Satan en personne, un bouillonnement assourdissant jaillissait d’un creuset de la taille d’un paquebot et emplissait cette chambre des tortures.

Etait-ce déjà l’antre du diable ? Les spectres faisaient cercle autour du brasier. Quels ordres attendaient-ils ? Et de qui ? De Lucifer…de Belzébuth ?

 

De la jaquette du personnage à la face écarlate qui trépignait, courait de l’un à l’autre et les bousculait sans ménagement, ne sortait cependant aucune queue fourchue.

« C’est l’heure mes agneaux…hurlait Alfred Lawson, c’est l’heure de la délivrance…

Il leva le bras…Son geste s’arrêta net !

« Mais qu’est-ce qu’ils font ici ces deux-là ?… »

 

Jenny et Orange Pekoe venaient de s’approcher de la fournaise.

 

« Si c’est pour les visites, c’est trop tôt, la messe n’est pas encore dite, aboya Lawson, et si c’est pour travailler, c’est trop tard, la galère est au complet ! Pas de place pour les passagers ! Hors d’ici malheureux ! Je n’ai pas encore ouvert le royaume des cieux aux simples d’esprit !…Mais en voilà deux autres ! Qu’est ce que c’est que ce cirque ? Vous vous croyez où ?...Dans une nurserie !…

 

Shamrock Mops, dans son extravagant sulky poussé par un O’Henry au bord de l’apoplexie, venait lui aussi, plus vindicatif que jamais, de pénétrer dans l’atelier.

Le pauvre constable n’en pouvait plus de cette poursuite infernale. La sueur lui obstruait les yeux. Pas facile la vie de nourrice quand on est en charge d’un aussi trépignant bébé…mais où étaient-ils encore tombés ? Quels monstres allaient sortir de cette  fournaise ?...Si un dragon devait jaillir de ce volcan en fusion, il serait peut-être utile d’invoquer Saint-Georges…

Mops s’essuya le front et aperçut les fugitifs qui se découpaient en ombres chinoises devant le brasier.

Il saisit son biberon et le pointa vers eux !

« Au nom de la loi je vous arrête !

« Patron…ça ne va pas marcher avec ce calibre-là…

« Je sais bien, imbécile ! C’est pour mieux tromper l’adversaire…Il prit une rasade de lait, balança le biberon, chercha son revolver dans ses langes et le brandit.

Il distinguait maintenant une foule d’ombres chinoises. Ah les petits malins…Ils avaient rejoint le reste de la bande !

« Lâchez vos tétines, je vous arrête tous !…

 

« Patron, qu’est-ce qu’on fait ? demanda le contremaître de la fonderie, interloqué lui aussi par cette double intrusion…Patron ?...

Lawson, muet de stupeur, avait toujours le bras en l’air.

 

Personne n’écoutait plus personne.

« On ne bouge plus ou je tire ! hurla Mops

« Patron, qu’est-ce que vous faites ? demanda O’Henry de plus en plus inquiet, lui aussi distinguait maintenant les fuyards, faites attention à la fille tout de même…

« La fille, quelle fille ? grogna Mops qui se débattait, la tête emmêlée dans ses couches.

Jenny poussa doucement Orange.

«  Fuis! C’est toi qu’ils veulent…fuis !...

Ils étaient à deux pas de la fosse.

 

Le feu…

 

« Ma cloche…ma toute belle…gémit Lawson.

« Bougez pas je vous dis, glapit Mops.

 

Le feu…

 

Orange fit un pas de côté.

« Je vais tirer !…Je tire…

 

Chapitre 67

Le feu…

Les lueurs du feu m’avaient guidé moi aussi. Et en un instant je vis tout.

Le brasier. La fonte en fusion. Les ouvriers en arrêt. Les policiers. Les fugitifs. Les démons et les anges. L’enfer et le paradis. Saint-Georges et le dragon.

Le pistolet au bout du bras.

La balance. Le choix. Orange Pekoe et Jenny.

Sans hésitation je me jetai sur Mops.

Mops, qui pointait son arme vers la cime de la fabrique.

Pour tirer en l’air en somme. Un tir de semonce. Un sursaut d’humanité…

Dégâts et bénéfices.

 

Et c’est moi, qui en plongeant sur lui…

C’est moi qui rabattis son bras…

Le roulement du feu de la forge, comme un immense éclat de rire, couvrit le claquement sec. Bhodidhârma, ce soir-là, avait le sourire de Vulcain.

 

O’Henry regarda Mops.

« Patron…qu’est-ce que vous avez fait ?...

Shamrock Mops regarda, hébété, la bouche fumante de son arme.

« Mais rien…je ne sais pas…je n’ai rien fait…le coup est parti tout seul…c’est pas moi c’est lui…ce crétin de médecin, là…moi, O’Henry, tu me connais, je ne ferais pas de mal à une mouche…

Dis-donc, mon garçon, tu crois qu’il reste encore un peu de lait ?....

 

Le feu …

Orange Pekoe était à genoux.

« Regarde-moi Jenny, regarde-moi mon ange…

Comme tes yeux sont verts…est-ce qu’on a jamais vu des yeux aussi verts ?...

Et tes cheveux…a-t-on jamais vu des cheveux aussi rouges ?…c’est drôle, il fait si chaud et ta peau est si froide…je n’avais jamais remarqué comme ta peau était douce…tes lèvres aussi sont douces…puis-je poser mes lèvres sur les tiennes ?...je n’ai jamais eu le temps de le faire…quel idiot !...il n’est peut-être pas trop tard…tu m’apprendras ?..que dis-tu ?...tu ne dis rien, mon amour…ta bouche s’ouvre mais tu ne dis rien…ça n’est pas grave, je parlerai pour deux… j’ai tant de choses à te raconter… mais tes yeux se ferment…je sais, je parle trop…j’ai toujours trop parlé...je te fatigue…je vais te laisser dormir…dommage…j’aurais bien dansé encore un peu…mademoiselle…m’accorderez-vous cette dernière valse ?...

 

Le feu…

Orange Pekoe se releva lentement. Il portait Jenny dans ses bras. Il riait.

De l’étain et du cuivre. 78 % de chair 22% d’âme.

Rouge et vert. Mais quelles jolies couleurs.

De l’étain, du cuivre, un zest d’argent, deux touches d’émeraude, une pincée de rubis et quelques larmes…

Nous ferons un beau service pensa-t-il, et il avança vers la fosse.

Deux anges et quelques gouttes de thé dans une mer de feu.

Il se jeta dans le creuset.

 

Lawson, comme un somnambule, abaissa son bras.

Le chaudron bascula. Les écheneaux s’ouvrirent.  La rivière d’airain en fusion s’engouffra dans la fosse de coulée.  Les gaz emplirent l’atelier. 

 

Le feu…

Dans l’enfer de Whitechapel, une nouvelle cloche venait de naître.

 

« O’Henry ! Mon biberooooooooon !...

 

Chapitre 68

27 novembre 1888

Le « Daily Stinker »

On vous prend pour des cloches !...

Quel triste imbroglio hier soir dans les sombres ruelles de Whitechapel !

Il aura fallu pas moins de cinq brigades de poulets hautement triés sur le plumet pour calmer la pire émeute que Londres ait connue depuis l’affaire de la bouilloire en folie !

Affaire d’ailleurs non encore résolue, mais dont les ramifications souterraines pourraient bien nous mener jusqu’aux inavouables opérations de notre si peu policée police, opérations qui seront, n’en doutez pas chers lecteurs, en temps et en heures, dévoilées !

Donc, hier soir, on a voulu vous faire croire que nos forces (si peu) de l’ordre auraient été mobilisées pour sécuriser les bâtiments de la Fonderie Royale de Whitechapel pendant la phase finale de l’élaboration de la nouvelle cloche de la cathédrale de Saint-Botolph’s Aldgate !

A d’autres !...

L’ancien bourdon ayant été, comme vous vous en souvenez sûrement indignés lecteurs, outrageusement fendu lors d’une chute de gargouille dans des circonstances encore non élucidées ! Mais ceci est une autre histoire…

Depuis quand la vie des cloches importe-t-elle au point de dépêcher dans un quartier déjà sous haute surveillance les plus fins limiers de la Couronne ?

Quand je dis « fins », je ne parle évidemment pas de la finesse du tour de taille de notre limier en chef, notre ami le Superintendant Mops, qui aurait été, vous n’allez pas en revenir, retrouvé, en plein milieu de la nuit, déguisé en nourrisson, tétine au bec et braillant des inepties sans queue ni tête, dans un landau volé à une honorable nurse qui ne s’en est pas encore remise. L’internement de l’ex-Superintendant, à l’asile de Bedlam devant rester « secret défense » nous ne nous étendrons pas sur ce cas douloureux qui, entre nous, ne nous étonne guère.

Mais que dire en revanche des événements inexpliqués, survenus cette même nuit, et qui posent aux esprits éclairés que vous êtes, des questions qui attendent des réponses claires, nettes et précises.

En premier lieu : où est passée la troupe du Freak’s Show Theater de Stepney, volatilisée dans son ensemble après l’esclandre de la nuit dernière où, devant un public effaré, est-il nécessaire de le rappeler, une certaine tête de dompteur fut gobée par un certain gros chat tigré ?

Deuxièmement : qu’est-il advenu de l’infâme épicier, le cruel Lipstick ? Aurait-il fui vers la Chine par quelque tunnel souterrain, aidé en cela par son complice, l’ignoble docteur Severt, lui aussi étrangement évaporé ?

Et que dire de l’incendie qui ravagea le sinistre « Nine Bell’s », cet infect pub, repaire de brigands et de gourgandines bien connu du secteur, consumé en moins de temps qu’il n’en aurait fallu à son tenancier pour écluser une pinte de stout et dont il ne reste plus, ce matin, que des cendres encore fumantes.

Je veux parler des cendres du pub, évidemment, pas de celles de la pinte de stout, ni de celles du tenancier !

Mais le plus extraordinaire, dans toute cette terrible nuit, reste bien entendu la disparition, que dis-je ? L’évaporation, du suspect « number one » de la terrible affaire de la bouilloire qui tue !...

L’homme à tête de théière !

Car oui, ils l’ont laissé filé !...

On l’aurait entrevu s'enfuir sur les docks puis se jeter dans la tamise.

Témoignage non avéré. On croit l’avoir vu près de Westminster Abbey. Rien n’est moins sûr.  On l’aurait avisé près de Buckingham Palace. Foutaises !

On l’aurait remarqué se moquant de la statue de Nelson à Trafalgar Square. Billevesées !...

Au Kensal Green Cemetery enfin, un fossoyeur aurait même surpris un individu servant une tasse de thé à un lapin ! Après vérification, ce fossoyeur était ivre…et aveugle ! Et il n’y a jamais eu de lapin à Kensal Green…

Enfin, last but not least, on l’aurait aperçu, une belle rousse accrochée à ses basques, à l’entrée de la Fonderie Royale de Whitechapel…

Ces mêmes témoins jurent l’avoir vu, toujours avec la rousse,

DANS la Fonderie Royale de Whitechapel…

Et là…Pfffuittt…disparu !...

Personne ne l’en aurait vu ressortir…

Lecteurs chéris et adorés,

On vous prend pour des cloches !...

A l’heure où nous mettons sous presse, nul ne sait où est passé l’homme à tête de théière, ni aucun de ses complices. Quand nous en saurons plus, lecteurs adorés  et chéris, soyez bien sûrs que vous en serez les premiers informés !

Le mystère reste donc pour l’instant, tel le christmas pudding de votre belle-mère le soir du réveillon, impénétrable et désespérément entier !...

Votre fidèle, Johnny Laphroïg

 

Chapitre 69

« …Allons, dépêchez-vous, me dit le docteur Severt, vous ne voulez tout de même pas être en retard vous aussi ?…

Trébuchant sur les pavés glissants, nous courions à petites foulées le long d’un petit muret de briques blanches.

« Ahhh…nous y voilà !…Severt poussa une grille branlante et me fit entrer dans un vaste parc arboré au gazon parfaitement tondu et qui semblait s’étendre jusqu’à l’horizon. Ce parc était rempli d’une multitude de pierres tombales sans âge et de toutes tailles, plantées de guingois et disséminées dans l’herbe comme de vilains chicots dans la mâchoire édentée d’un pirate.

« Mais…dis-je en sortant un guide de ma poche, c’est bizarre, il n’est indiqué aucun cimetière à Whitechapel ?...

« Si vous croyez tout ce qu’on écrit dans les livres ! Allez, on s’active, ils sont déjà tous là-bas savez-vous ?…Nous sommes les derniers à avoir quitté le «Eleven Bell’s …

« Le « Eleven Bell’s » ?...

Le docteur gloussa devant mon air ahuri.

« Eleven…Ten…Nine…une cloche de plus ou une cloche de moins, qu’est-ce que ça change, je vous le demande !...Le temps mon ami, le temps…mais ne vous inquiétez pas, vous ne pouviez pas mieux tomber ! Car aujourd’hui, mon cher, est un grand jour…aujourd’hui c’est l’anniversaire !…C’est même le centenaire ! Vous vous rendez compte !...Cent ans déjà…allons, hâtons-nous depuis le temps que vous attendiez ça…un thé en votre honneur…tenez, vous entendez la fameuse cloche ?…Sacré Lawson ! Quel magnifique tocsin, ne trouvez-vous pas ?…

Dong…Dong…

Un thé en mon honneur ? Pourquoi pas après tout ! Mon estomac criait toujours famine et le docteur avait l’air si ravi que je ne voulais pas le décevoir. Le brave homme ! Après tout ce qu’il venait de me raconter…

Dong…

 

Ils étaient tous là, alignés comme à la parade, entre les tombes fleuries, sous la grande ombre du clocher d’où provenait le son majestueux d’un carillon.

Dong …

« Beau travail, Maître Lawson dit le docteur à l'honorable fondeur qui, tout sourire au milieu de sa brigade d’ouvriers au garde-à-vous en tablier d’apparat, souleva à notre arrivée son haut-de-forme de gala.

« On a failli attendre ! N’est-ce pas, révérend Ishabod ?…

La couronne de mèches argentées du petit bonhomme à qui il s’adressait approuva vivement.

« En effet, en effet, il était plus que temps ! dit celui-ci en sortant de son gilet élimé une énorme montre gousset, il était plus que temps…

« Les Français sont toujours en retard, combien de fois faudra-t-il vous le répéter, s’esclaffa Lipstick dont le teint était plus cireux que jamais.

« Tout juste l’épicier, fit Jack the Knife en le gratifiant d’une bourrade, mérit’rait pas de l’avoir son breakfast !

« Et toi toujours aussi délicat, ajouta la vieille Molly, arrivant de derrière un bouquet de pierres tombales aux bras d’une Polly qui n’en finissait pas de se poudrer le nez et qui me fit une très jolie révérence.

Une petite femme tout habillée de gris trottinait derrière elles.

« Martha, me souffla Severt à l’oreille, elle n’aurait raté ça pour rien au monde, vous pensez bien…

Dong…Dong…

Deux policiers en uniforme encadraient le tenancier. L’un des deux, l’air bourru, se maintenait difficilement en équilibre sur ses béquilles.

« Mops ?…chuchotai-je en me penchant à l’oreille du docteur.

« Constable Mops, me reprit-il sur le même ton, et à côté, tout nouvellement promu, le superintendant O’Henry nous honore de sa présence…

Dong…

«  Ah voilà les plus beaux!…Mais où étiez-vous passés, fit Severt en accueillant Esmeraldo, Esmeralda, Goliath, et Mister Turncoat qui se faufilait entre les jambes de Pulpinella

La gitane portait un plateau d’argent sur lequel trônait une théière de bronze.

« Mais nous sommes allés les chercher, docteur ! On ne pouvait pas commencer sans eux tout de même…

Ils regardaient tous la théière de bronze avec tendresse.

Severt éternua. Esmeralda lui tendit un foulard dans lequel il se moucha bruyamment.

« Ahhhh docteur, après tout ce temps, soupira la naine, quel sentimental vous êtes…

Dong…Dong…

« La cérémonie, la cérémonie, glapit le sautillant révérend, nous n’avons pas toute la vie devant nous…

Pulpinella s’avança, donna le plateau au docteur, souleva sa mantille, saisit le pasteur par la taille et l’entraîna dans un tango langoureux.

« Quel fameux danseur vous faites mon révérend…

Esmeraldo battait des mains, Esmeralda faisait des galipettes, Turncoat se passait la langue sur les babines et me fit un clin d’œil.

Adossé à une tombe moussue, Goliath chantait :

 

Tout là-haut sur le monde vous volez

Comme un plateau à thé dans le ciel

Tourbillonnez, tourbillonnez…

 

Avec une douceur infinie, le docteur Severt prit la théière de bronze.

Une merveilleuse odeur de Darjeeling s’en dégageait. Il sortit une tasse de porcelaine chinoise de sa poche, me la tendit, et me servit enfin.

 

« Un ou deux sucres ? me demanda-t-il en souriant.

 

Le thé n’est rien d’autre que ceci :

Faire chauffer de l’eau,

Préparer le thé,

Et le boire convenablement.

C’est tout ce qu’il faut savoir.

Sen Rikyu (1522-1591)