whitechapel - Chapitres 31 à 40 - Catalogue en ligne de votre médiathèque

Whitechapel

 

Chapitre 31

 

Stupides les grizzlis ? Peut-être…Curieux en tout cas, c’est certain !

Bien campé sur son arrière-train et agrippé par ses deux grosses pattes de devant aux montants d’une cage-roulotte qui avançait en brinquebalant dans la boue, celui qui passait son mufle entre les barreaux en était la preuve flagrante et poilue. De sa longue langue noire il tenta de lécher le nez de l’homme effondré sur le sol de la cage et se demandait quel goût il pouvait bien avoir.

 

L’haleine et la salive de la bête sortirent Orange Pekoe de sa torpeur.

Il fit un bond en arrière. L’ours fit de même en grognant. La roulotte s’était arrêtée…

« Tonino ! Oh Tonino, glapit une voix, ton orso…il s’est encore échappé, oh ! 

Cristobali Li sauta du siège de conducteur de la roulotte et donna un grand coup de fouet sur les fesses de l’ours qui se sauva en glapissant.

« Scuzzi  Mylord, scuzzi per cette arrivée oun petit peu bestiale ! Hé hé…pas eu le temps de dérouler le tapis rosso, ma…ecco vostro palazzio !...Ahhhh, mais les voilà ! Venez mes chéris, venez mes petits mostros voir votre nouveau fratello ! Et toi, bambino de mon cœur, dis buongiorno à ta nouvelle famiglia…

 

Orange Pekoe leva lentement la tête.

Ce qu’il vit d’abord ce fut la grande roue.

Gigantesque amas de ferraille en équilibre plus qu’instable, elle grinçait, se tordait, et oscillait dangereusement dans le ciel au-dessus de sa tête. Ensuite il vit les chapiteaux. Une petite ville de chapiteaux. Ensuite il vit les baraques, ensuite il vit la boue qui menait des chapiteaux aux baraques et enfin, il les vit…

 

Dans la boue, qui arrivaient par petits groupes, silencieux, osant à peine chuchoter. Ils s’arrêtèrent devant la grille.

L’arrivée de la roulotte ravivait en chacun d’eux de tristes souvenirs. Ils avaient tous débarqué ici, de cette façon. En roulotte. Dans des cages. Enchaînés comme des animaux. Pire que des animaux. Aucun d’eux n’avait oublié le sinistre grincement des roues qui indiquait la fin du voyage. Les mêmes claquements de fouet. Les mêmes sarcasmes pour tout accueil. La panique qui se lisait sur le visage du garçon avait été la leur. Ils étaient bien de la même famille.

 

« Bonjour, dit le géant aux bras qui se terminaient en marteau et en enclume,

« Bonjour, dit la femme-spaghetti aux mains de ficelle,

« Bonjour, dit la femme au nez en forme de fourchette,

« Bonjour, dit son mari au nez en forme de couteau,

« Hello, dirent les siamoises Salt and Pepper,

« Salut, dirent les nains aux oreilles de robinet.

 

« Comme ils sont polis mes chers enfants ! Gloussait Cristobal Li en se tordant de rire. Il sautillait autour de la troupe silencieuse.

« Maqué je ne t’ai pas encore présenté, per la Madonna…Oups, j’oubliais…c’est qu’il nous faut oun piccolo accessoire…

Dans une envolée grotesque qui se voulait comique il fit apparaître une bouilloire de derrière son dos.

« Regardez un peu ce prodigio…Hourra pour l’homme à tête de théière, hurla-t-il, votre nouvel amicci ! Et bienvenu au merveilleux, au magnifico, au phénoménal Freak’s Show Theater de Cristobal Li !… 

 

Orange Pekoe avait maintenant compris pourquoi il était là. Il ne lutta pas, n’essaya pas de se cacher. Les mains fermement accrochées aux barreaux de sa cage, il fixa avec rage son bourreau qui, hilare, déversait sur lui une cascade de thé...

Aucun rire n’accompagna la transformation. Aucun pleur, aucun sanglot.

 

A Stepney, les monstres n’avaient plus de larmes à verser depuis longtemps.

 

Chapitre 32

 

Stepney...

Jenny haïssait cet endroit plus que tout au monde ! Arrivant par Whitechapel High Road, elle pestait tant et plus en enjambant les flaques de boue.

« Y’a pas plus pouilleux que Stepney ! Visez-moi cette crasse ! Faut-y être maudit pour crécher dans des taudis pareils…et moi, pauvre bécasse, je suis encore plus maudite à courir après un malheureux qui ne sait certainement même plus qui il est, ni d’où il vient…

Elle renifla.

« …et qui ne se souvient déjà sûrement plus de moi…ahhhhh misère !…

 

Lorsqu’elle avait vu la foutue carriole quitter le « Ten Bells » et se diriger vers les  faubourgs de Bethnal Green, elle s’était juré de retrouver sa trace. Elle n’avait aucun doute sur sa destination. La « French Fair » bien sûr…

 

La foire portait ce nom de «  French Fair » depuis qu’au dix-huitième siècle, le roi Georges, troisième du nom, Georges le timbré pour les intimes, avait fait venir en sa bonne ville de Londres tout un ramassis de saltimbanques et de vauriens venant des bas-fonds parisiens pour pimenter les soirées des têtes poudrées de sa lugubre cour. Le timbré avait sombré dans la folie, les têtes poudrées avaient fait connaissance avec la hache du bourreau, les Français étaient restés. 

C’était en plein cœur de Stepney, dans cette improbable zone sans foi ni loi, bordée de tous côtés par des confusions de baraquements insalubres, que s’installaient depuis lors les cirques les plus minables et que les pires forains du pays montaient des spectacles tous plus sordides les uns que les autres.

Un paradis pour cette raclure de Cristobal Li qui y avait implanté ses quartiers, nageant dans cette fange comme un requin en eau profonde.

 

Le cirque, Jenny l’avait toujours eu en horreur. Petite déjà, dans sa lointaine Irlande, alors que les autres enfants battaient des mains au spectacle de Mister Punch et de la vieille Judy, elle se terrait sous les bancs, persuadée que sous le masque de ces marionnettes se cachaient des banshees sanguinaires, des korrigans et des brownies dont le seul but était de la dévorer toute crue.

L’évocation de ses terreurs enfantines faillit bien lui faire rater le sombre boyau situé juste en face de l’inquiétant Royal London Hospital.

A vrai dire, seuls les initiés savaient que ce passage était l’unique entrée vers la Foire de Stepney. Après avoir laissé quelques shillings au patibulaire factotum qui, dans une guérite hérissée de tessons de bouteilles, faisait office de Cerbère, elle prit son courage à deux mains et pénétra enfin dans la sinistre fête foraine.

 

Elle aussi vit la grande roue grinçante et rouillée.

Elle aussi vit les rangées de baraques branlantes, les roulottes défoncées, les réclames aux trois quart effacées, les affiches de spectacles sur lesquelles un seul mot était encore lisible : annulé !

Elle vit l’antique manège à chevaux sans chevaux, le tir au pigeon abandonné, le palais des glaces d’où toutes les glaces avaient été brisées, le train fantôme sans locomotive.

Les fantômes, eux, devaient sûrement encore rôder quelque part...

 

Elle allait faire demi-tour lorsqu’elle avisa un malabar en débardeur qui, de dos, donnait de furieux coups de massue sur un pieu.

« Pardon mon brave, le bureau de Cristobal Li…c’est bien par ici ?…

Le balèze se retourna et Jenny fit un bond en arrière.

La blondinette aux yeux papillonnants qui lui fit face lui répondit d’une voix de stentor : 

«  Mais oui ma chérie,  deuxième nain à droite et quatrième géant à gauche !

« …Merci beaucoup, fit Jenny interloquée. La blondinette, le géant, la chose, fit demi-tour, se remit à frapper sur le piquet et ajouta : 

«  De rien ma poule et ne te perds pas surtout…tu pourrais faire de mauvaises rencontres…

 

Jenny suivit les conseils, croisa deux nains goguenards, quatre géants hirsutes, évita de leur demander quoi que ce soit et arriva devant l’entrée d’un misérable chapiteau dont les pans  flottaient au gré du vent.

Sur une pancarte rafistolée qui pendouillait lamentablement, ces mots aux trois quarts effacés :

Cristobal Li présente :

Monstres et Merveilles, Monts et Marées…

 

Elle allait pénétrer sous la tente lorsque quelque chose se posa sur son épaule.

« Si j’étais toi, j’hésiterais à rentrer là-dedans…

Une multitude de longs doigts, frétillants comme les tentacules d’une petite pieuvre, ondulaient vers son cou.

« Et  pourquoi cela ? demanda Jenny en sursautant.

« Parce qu’ici, ma toute belle, lui répondit une gitane au regard de braise, on sait de quelle façon on entre dans cette tente…

On ne sait jamais dans quel état on va en ressortir !...

 

Chapitre 33

 Whitechapel Albert Leman - Illustration Sylvain Granon

Hormis ses étranges mains, la gitane était d’une beauté renversante.

Elle irradiait comme un soleil, un soleil ténébreux, certes, mais dans cet univers de misère, tous les rayons étaient les bienvenus…

 

« Eh ben dites donc…merci docteur ! Une beauté renversante, rien qu’ça ! Je ne savais que je vous avais tapé dans l’œil à ce point ?...

« Shut up, Pulpy ! Laisse causer le Doc’…

 

…La gitane tourna autour de Jenny et, un sourire narquois au coin de la bouche, la détailla de la tête aux pieds.

« Toi, tu ne viens pas pour de l’embauche, n’est-ce pas ? Quoi que…il Signore Li, elle fit une horrible grimace et cracha par terre, maudit soit-il, trouverait bien à t’employer… 

« Non, fit Jenny qui n’arrivait pas à détacher ses yeux des bras de la gitane, en fait…je suis à la recherche…d’un ami !

« Un ami ! Voyez-vous ça ! Ça existe encore ça, des amis ?

« C’est qu’il a été vendu par erreur, tout à fait par erreur…comme monstre…enfin je veux dire…je ne dis pas ça pour vous…mais enfin…

La gitane éclata de rire.

« Mais ma chérie,  tu n’as pas à t’excuser ! Elle se mit à esquisser deux pas de flamenco autour de  Jenny. Ici, même Carmen est un monstre!  Ici, nous sommes tous des monstres…à part toi peut-être ?…

Elle agita doucement ses mains dont les extrémités ressemblaient plus à des spaghettis qu’à des doigts sur les joues de Jenny.

« Alors ma belle, comment s‘appelle-t-il ton…monstre ?

« Son nom…son nom est Orange Pekoe…et sa tête,...elle enfouit la sienne dans ses mains, oh my God, sa tête se transforme…en théière…

La gitane se rembrunit.

«  Par tous les démons!...En effet il est ici, souffla-t-elle, Cristobal l’a déjà mis au secret. Cet immonde scélérat veut faire de lui ce qu’il a fait avec chacun d’entre nous…il veut…il va…le dresser !

« Oh mon Dieu !

« Inutile d’implorer ton Dieu ici mon enfant ! Le seul Dieu que Li nous permette d’adorer s’appelle Fouet et pour qu’on n’oublie jamais son nom, il l’a gravé dans nos chairs !

Elle dénuda son épaule. Une triple zébrure traversait son dos de haut en bas. Jenny ravala un sanglot.

« Je crains que l’apprentissage de ton ami n’ait déjà commencé ! Il veut en faire la vedette d’un grand show, c’est ce qu’il nous a dit…et rien ne l’arrêtera…Li, ma pauvre enfant, est le diable en personne ! Allons, viens avec moi que je te présente aux autres membres de notre petite famille, tu verras, ce sont de braves bougres, ils te plairont beaucoup, enfin, passé l’effet de surprise ! Mais si j’en crois ce que mes petits doigts m’ont dit en te touchant la joue, tu fais partie de celles dont le cœur voit plus loin que les yeux…

Nous t’aiderons du mieux que nous le pourrons, tu as la promesse d’une diseuse de mauvaise aventure…et maintenant suis-moi…

 

Et pendant qu’autour d’elles les bruits et les clameurs de la foire reprenaient de plus belle, elle la prit par la main et l’entraîna à travers un dédale de roulottes où planait, omniprésente, l’ombre d’un Minotaure à la trogne de dompteur napolitain.

 

Chapitre 34

 

Alors que Jenny était entre de bonnes et très frémissantes mains, j’étais, quant à moi, bien loin de me douter que nos destins, séparés à peine par la bourbeuse largeur de Whitechapel High Road, allaient à nouveau se croiser.

 

En cette fin d’après-midi, dans mon bureau du bâtiment Renfield de l’aile nord du Royal London Hospital, je n’aurais su dire si la main que je serais était bonne ou mauvaise.

Elle était moite en tous cas, molle aussi et complètement dénuée de toute émotion, pour ne pas dire de toute vie. C’était celle du pauvre bougre qu’on venait de m’amener et qui, encadré par deux solides bobbies, se dandinait, le regard éteint, face à la fenêtre grillagée qui donnait sur la rue.

« Désolé docteur Severt, répétait l’un des deux policiers, il est comme ça depuis trois jours. On ne peut en tirer que des grognements. C’est pour ça que le superintendant Mops vous l’envoie…et maintenant, c’est votre affaire Sir…

 

Les deux policemen claquèrent des talons et me laissèrent seul avec mon nouveau « client ». Je relus sa fiche :

Thomas Patrick Lipstick. Boutiquier à Spitalfield Market. Cinquante-huit ans. Né à Tobermory. Etudes secondaires médiocres. A Servi aux Indes de 1848 à 1853 en tant que sous-officier. Retour au bercail. Ouvre un commerce d’épices. Fréquente l’Old Bengali Club. Dépendance au thé. Malgré le manque de preuves, est soupçonné de collusion, sinon de participations à cinq meurtres. Sujet dissimulateur et récalcitrant. Potentiellement dangereux. A manier avec des pincettes. Sinon avec des gants de boxe.

Venaient ensuite la liste des crimes et leurs descriptions détaillées suivies des conclusions abracadabrantes du Superintendant Mops.

 

Ce n’était pas la première fois que la justice requérait mes compétences mais je sentais à travers la prose inepte de ce dossier qu’il était aussi vide que le cerveau du chef de la Criminelle. Un détail cependant avait attiré mon attention.

Addiction au thé…

Les quelques jours qui s’étaient écoulés depuis la terrible soirée à Covent Garden n’avaient pas suffi à effacer de ma mémoire la pénible impression que j’en avais gardé. Convaincu d’avoir été le jouet d’une dramatique illusion, j’en restais néanmoins profondément troublé. Si tout cela tenait de la farce, les morts, eux, étaient bien réels. Le thé était-il un élément à prendre en compte ? Se pouvait-il qu’il y ait un lien entre ce drame et mon patient ? 

J’observai le malheureux.

Recroquevillé sur une chaise, il se balançait, genoux serrés dans ses bras, le regard empli d’une indicible terreur braqué vers l’extérieur comme s’il craignait d’y voir surgir un hypothétique visiteur. Il avait plus l’air d’une victime que d’un meurtrier.

Les interrogatoires n’avaient sûrement pas été des plus tendres. Je n’avais aucune envie de participer à une enquête policière qui me semblait aussi absurde qu’injuste mais me sentais dans l’obligation d’atténuer les souffrances de cet homme. Comment allais-je faire ?...En relisant le dossier, j’eus une idée. 

Il me fallait, pour percer les murailles derrière lesquelles ce Lipstick était enfermé, lancer un fil, même ténu. Il me suffirait ensuite de dérouler la pelote. Ce fil, je pensais l’avoir trouvé. Lipstick avait été aux Indes, j’allais jouer de cette corde sensible. Je m’assis en face de lui et pris mon air le plus décontracté.

 

«  Ahh…sergent Lipstick, vous ne pouvez pas savoir le plaisir que j’ai à me retrouver en compagnie d’un ancien camarade. (Lipstick ne semblait guère me prêter attention et continuait à se balancer). Cela faisait si longtemps que je n’avais pu échanger des souvenirs…c’est que 1853, tout de même, ça fait un bail n’est-ce pas ! (Il arrêta de se balancer). Nous étions si jeunes, si insouciants…Ahhhh Les Indes, quelle époque glorieuse ! Comme vous, j’ai été incorporé à Calcutta

(Lipstick fronça les sourcils)…j’étais affecté au troisième Lancier…je revois encore nos magnifiques parades lorsque nous défilions le long du Gange…

(Lipstick commençait véritablement à s’agiter, son regard, fuyant jusque-là, se braqua subitement sur moi) …le soleil qui se couche à travers les lianes des Banyans, face au mess… (Il bredouilla quelque chose, mais c’était encore incompréhensible)…le chant des oiseaux de paradis…l’odeur des hibiscus, le goût sucré des papayes…et ce merveilleux Darjeeling que nous servaient les serveuses en sari…

«  Darjeeling ... murmura Lipstick, cette fois  plus  intelligiblement.

«  Oui, le merveilleux Darjeeling, sergent ! …ça y est, pensai-je…

«  En effet, le merveilleux Darjeeling…je me souviens très bien…continua-t-il d’une voix étrangement monocorde. Je me souviens de…mais…qu’est-ce que c’est ?…vous entendez ces cris ? …on dirait ceux des cipayes avant le massacre de Lahore ?

« De Lahore dites-vous ? Non…je n’entends rien…

« Mais si Major…écoutez bien…ils chantent pendant qu’on pend leurs camarades…ah quel beau concert !…j’entends les sifflements des couteaux des Sikhs qui tranchent des gorges…ssssss Sssss…j’entends les hurlements des femmes alors qu’on brûle le corps de leurs époux sur les rives du fleuve….Yuuuuuuu…Yuuuuuu…

Il psalmodiait ! Une lueur s’était allumée dans ses yeux

 «  Oui Major, je me souviens très bien des clous rouillés plantés dans les fesses des fakirs. C’est moi qui les ai enfoncés…

« Calmez-vous mon ami…

« Sur vos ordres, Major, sur vos ordres !…Et la puanteur des charniers qui se consument lentement, vous les sentez Major ?…

« Vous vous trompez très cher, je ne…

« Et les piaillements des vautours qui arrachent des lambeaux de chairs putréfiées…voyez comme ils font ? Hein ? Les vautours avec leurs grandes ailes…

Avant que je ne réagisse il avait bondi avec une souplesse inattendue sur le bord du bureau. Se maintenant accroupi, en équilibre sur ses jambes repliées, il secouait frénétiquement des coudes.

« …Les charognards, Major…avec leur bec coupant comme des rasoirs…les charognards qui n’attendent qu’un signal…un signal, Major…

 

Je n’eus que le  temps de saisir une sonnette avant de m’effondrer sous les serres du forcené qui s’était jeté sur moi. Mais ce n’était plus Lipstick que les quatre infirmiers saisirent et décrochèrent difficilement de mon cou.

C’était un vautour !

 

Un vautour qui mordait, griffait et hululait d’une voix  lancinante :

« Bodhidhârma...Bodhidhârma...Bodhidhârma... »

 

Chapitre 35

Whitechapel Albert Leman - Illustration Sylvain Granon  

Ils ont osé !

Oui lecteurs chéris… Ils ont osé !

Qui ça, « ils », vous demandez-vous ?…Vous le saurez bientôt…

Sachez qu’ils s’en sont pris au bien le plus sacré de nos antiques traditions. Sachez qu’ils s’en sont pris aux fondements même de notre vertueuse nation ! En vérité, je vous le dis, plus rien n’arrêtera ces sinistres crapules ! Car il faut bien se rendre à l’évidence, et quoi qu’il nous en coûte de devoir répandre la nouvelle, vous êtes, amis fidèles, dans le plus grand des dangers !… La loi, mais qui sait encore ce que ce mot veut dire, la loi est tout bonnement bafouée dans notre vieille cité ! Cette cité, amis londoniens, qui était jusqu’à il y a encore quelques jours, le phare du monde moderne, cette cité que tous les amoureux des arts, que tous les esthètes nous enviaient, cette somptueuse Babel que tout le Gotha prenait en exemple, cette ville, mais est-ce encore une ville, est devenue une véritable cour des miracles ! Et même ce mot : miracle, n’a plus aucun sens en ce lieu. Il faudrait plutôt dire « Cour des misères » ! « Cour des ténèbres » !

Oui, malheureux concitoyens, il faut que vous sachiez que, lâchement abandonnés par ceux qui avaient jusqu’alors la tâche de vous protéger et qui vous ont piteusement abandonnés, nous sommes devenus la risée de la terre entière !

Pall Mall, Mayfair, Kensington, Chelsea, Pimlico…..Il n’est plus un quartier, plus une avenue qui ne soient à l’abri du bras sanguinaire qui, prêt à frapper, attend, au coin d’un lampadaire, que vous, innocente victime, veniez lui tendre votre petit cou d’agneau. Car au bout de ce bras, la mort rôde, riante de toutes ses dents ! Entendez-vous l’entrechoquement macabre du sinistre squelette qui vous guette en bavant et qui sait que son crime restera impuni ?…

Cinq morts ! Oui, cinq cadavres hantent désormais nos nuits ! Cinq suppliciés qui demandent  justice, mais qui les entend ?…Pas la police, trop occupée à cuver sa bière ou son gin ! Pas son chef, l’inénarrable Superintendant Mops, trop occupé à courir après tous les marchands de thé de la capitale !

Ah pardon, désolé, vous n’étiez pas au courant ?

Le Thé, d’après nos imbéciles en uniforme, est paraît-il l’arme du crime !

Méfiez-vous du thé ! clame-t-on à Scotland Yard ! Surveillez vos théières ! Gare à la cuillère qui tue ! Bull shit ! Foutaises ! Londres, mes amis, est devenue folle ! Aux dernières nouvelles, à Buckingham, on servirait du café au Five o’clock de la reine ! Honte sur nous ! Tragédie que tout cela ! Turpitudes et humiliations, telles sont notre lot désormais ! Et hélas, nous le savons de source sûre, ceci n’est qu’un début ! Attendez-vous au pire, mes chers, mes très tendres compatriotes….

Pire, dont nous vous tiendrons bien sûr informés, au péril de notre vie et de notre réputation, dussions-nous pour cela affronter toutes les bouilloires de l’enfer, car tel est notre devoir, que dis-je notre devoir, car tel est notre honneur !

                  God save the tea!

                                                     Pour le « Daily Stinker »

                                                     Votre envoyé très spécial :   Johnny Laphroig.

 

Chapitre 36

 

« Vous reprendrez bien un peu de cet excellent cake, Miss …Miss comment déjà ?…

« Jenny ! Jenny O’Maley, madame…

« Oh madame !…vous vous rendez compte ?…quelle charmante enfant ! Depuis combien de temps ne m’a-t-on plus appelée madame ? Gloussa en minaudant l’extraordinaire petite personne dont le nez se terminait par une fourchette et qui servait, grâce à cet appendice, une part de gâteau à une Jenny très impressionnée par l’étrange assemblée assise en rond autour d’elle.

« Depuis que tu es une star, belle Esméralda, dit à côté d’elle un souriant individu qui avait presque la même particularité que sa voisine, à la notable différence qu’il avait, lui, un couteau au bout du nez, et qui couvait la dite voisine d’un regard langoureux.

« …Et depuis que je ne suis moi-même un « Môssieur », moi ton fidèle Esméralda…depuis que, pour le meilleur, et pour le pire, nous sommes devenus, les magnifiques…

Il  se leva, fit une pirouette, tendit la main à Esméralda qui, lui renvoyant son œillade, entama avec lui une valse virevoltante autour de la tente. 

«…Les stupéfiants…les irrésistibles…Lady Fork et Lord Cutlass !…dont l’époustouflant numéro…les a rendus célèbres…dans les deux hémisphères…

Les deux petits danseurs se penchèrent alors vers l’assiette de Jenny. 

« Madame » planta sa fourchette dans le cake, « Môssieur » se mit à le découper puis, s’approchant cérémonieusement de la jeune femme, ils lui glissèrent avec délicatesse un petit bout de gâteau dans la bouche.

« Fin du spectacle ! Merci…vous pouvez applaudir…

 

A l’aide d’un mouchoir de dentelle ils essuyèrent des miettes de gâteau sur les lèvres de Jenny puis saluèrent leur public en envoyant des baisers à la cantonade. Jenny la bouche pleine, battait des mains à tout rompre.

 

Que cette fille est adorable se dirent-ils! Ce petit numéro aura au moins servi à faire revenir un semblant de sourire sur son triste visage.

Que ces gens sont gentils se dit-elle, en repliant vivement les jambes car un grand tigre venait de sauter à ses pieds et essayait de lui lécher les chevilles.

« N’aie pas peur, la rassura la gitane en caressant le fauve sur le museau. C’est Turncoat, le tigre-garou ! Il se transforme au gré des gens et de leurs émotions. Avec les colériques, il devient féroce ! Gare aux versatiles, il se fait tourbillon…Mais tu n’as pas à t’inquiéter, avec toi il sera tout amour. « Miaowww….miaula Turncoat en donnant de petits coups de langue sur la main de Jenny.

« Oui avec toi il sera aussi doux qu’un chartreux…ou qu’un chapon, plaisanta Esmeraldo,

« Grmffff…grogna Turncoat en lui jetant un œil noir.

« C’est une blague mon vieux, c’est une blague…

 

 

« Ainsi vous êtes la bonne amie de Mister Théière ? demanda un placide géant assis en tailleur près de Jenny. Turncoat lui donna un coup de patte sur la tête.

« Ben quoi, qu’est-ce que j’ai dit ?

« Laissez, monsieur Turncoat, fit Jenny, le vrai nom de mon ami, c’est Orange Pekoe…et je ne suis pas sa « bonne amie »…

« Ahhhhh bon ?… firent les autres.

« Enfin je veux dire que…si, bien sûr je suis son amie…une amie proche…mais je ne suis pas sa…

« C’est ça ma jolie, c’est ça, dit la femme-spaghetti avec un sourire entendu, on a bien compris…et donc toi, qui n’es juste qu’une amie, tu viens jusqu’ici braver les monstres dans cet  endroit maléfique pour….mais pourquoi au juste ma toute belle ?

 

Elle ne sut que répondre. Ils l’observaient en silence, attendant qu’elle se décide. Elle n’avait qu’un mot à dire et ils iraient lui décrocher la lune. Ils étaient comme ça, la force de leur amour, une fois donnée, était indestructible et n’avait d’égal que la constance de leur haine. Mais ça, elle ne le savait pas encore.

Esmeraldo sortit une lime de sa poche et se mit aiguiser le bout de son nez. Il s’adressa à la gitane.

« Pulpinella chérie, douce créature de la nuit, ma petite pieuvre adorée, je crois qu’il va falloir tirer au sort !

« De quel sort parles-tu, canif de mon cœur ? répondit-elle en riant.

« Mais du mauvais sort qui sera attribué à celui qui devra extirper de ces jolies lèvres, il désigna de la pointe de son couteau la bouche de Jenny, le mot magique pardi !

« Moi ! Moi ! cria le géant.

« Grhhhh ! Grhhh ! Gronda le tigre.

« Nous ! Firent les autres en trépignant.

« Perdu, fit Esméralda, pas de chance, c’est celui qui dit qui y est ! 

Il s’approcha de Jenny qui restait bouche bée et dit :

« Parfait comme ça jeune fille, ne bougez plus, avec votre permission…

Il l’embrassa avant qu’elle ne s’en soit rendu compte.

« Mais dites-donc…

Esméralda sauta en l’air.

« Je l’ai !…

« Ce que vous allez avoir, petit malin c’est une bonne paire de claques !…

« Vous me faites offense ma beauté ! Ce que je viens de vous voler, ce n’est pas un baiser, allons…si j’avais vraiment voulu vous donner un baiser, permettez-moi de vous dire que vous seriez encore dans les vapes, n’est-ce pas Esméralda ? Non ma chérie ce que je viens d’extirper de vos lèvres qui, je vous l’accorde, sont fort douces, c’est le mot magique ! Ce mot que vous n’arriviez pas à formuler et que nous attendions tous…

« Le mot magique ?…

« Qu’ils sont niais ces amoureux à la fin ! Dis-lui Pulpy ! Dites-lui tous, moi elle me fatigue…

Ils se mirent donc autour d’elle. La regardèrent droit dans les yeux et éclatèrent de rire. Il faut bien avouer que jamais, dans la « French Fair » et de mémoire de monstres, ne fut prononcé avec autant de force et de gaieté le fameux mot magique :  

EVASION…

                                                           

Chapitre 37

 

Marchant en file indienne avec des mines de conjurés, la petite troupe se faufilait entre les tentes du Freak’s Show. On se poussait du coude, on se pinçait les fesses, on gloussait à qui mieux mieux.

« J’adore les complots ! murmurait béatement Goliath.  Le géant battait l‘air de ses bras comme un enfant, oubliant que ceux-ci se terminaient par de gigantesques marteaux.

« Fais attention mon grand ! Tu nous écrases les couverts, chuchotèrent ensemble Esméralda et Esméralda.

« Z’avez qu’à avancer plus vite, grommela Goliath.

« Ça suffit derrière ! On va finir par se faire pincer…

Jenny tenait fermement Pulpinella par le bout de ses vermicelles. Elle tremblait d’émotion et de gratitude. Ils avaient devancé ses pensées. La gitane l’emmenait à travers un labyrinthe de tentes et de cordages, vers la cage où Orange Pekoe croupissait depuis son arrivée. Il ne s’agissait pas d’attirer l’attention du Tyran moustachu,  ni de ses gardes-chiourme.

La rage montait de minute en minute en chacun des conspirateurs car depuis peu ils avaient quitté la partie « humaine » de la foire. Aux gémissants glapissements qui sortaient des niches crasseuses qu’ils longeaient, ils avaient compris qu’ils étaient entrés dans le « quartier » des animaux. L’immonde ménagerie de Li.

« Je crois que c’est là, dit la gitane en désignant avec dégoût ce qui ressemblait plus à une fosse qu’à une cage.

« A toi de jouer, Esméralda ! L’homme-couteau cracha par terre puis se pencha vers un énorme cadenas qui bouclait une sorte de trappe.

Clac ! Des sanglots répondirent au bruit du verrou qui sautait.

« N’aie pas peur mon ange, dit doucement Pulpinella, tu as de la visite. Elle se retourna vers la petite troupe.

« Les enfants, nous on va faire le guet… à toi ma belle…courage….

En maugréant ils laissèrent Jenny entrer dans la minuscule cage puis prirent la position que la gitane leur avait assignée. 

 

Roulé en boule comme un chiot terrorisé, il n’était plus que l’ombre de lui-même. Lorsqu’elle posa une main tremblante sur son bras, il eut un mouvement de recul. Il avait subi tant de violences, reçu tant d’humiliations, qu’une main s’avançant vers lui n’avait qu’une seule signification : les coups allaient pleuvoir. Jenny fit un terrible effort pour cacher son désarroi. Il releva la tête.

Derrière l’écran de ses larmes, ses yeux exorbités interrogeaient le visage de la jeune femme. Il lui fallait aller chercher si loin le souvenir du sourire de Jenny qu’elle eut l’impression de l’avoir perdu à jamais.

Avec une infinie douceur elle se mit à chantonner. Comme pour bercer un enfant. Entre ses doigts crispés il triturait la photographie prise chez Ruskin. Les quatre cavaliers de l’apocalypse.  Il la brandit devant son visage ravagé et bredouilla…

« Je suis…

« Je sais qui tu es… souffla Jenny.

Elle le prit enfin dans ses bras.

 

Dehors les autres trépignaient.

«  Qu’est-ce qu’ils font ? On dirait qu’ils pleurnichent ! Drôle de rendez-vous galant…

« Tu n’es qu’un idiot Goliath ! Laisse-leur le temps, c’est à croire que tu n’as jamais été amoureux, nom d’un chien des Baskerville !

« Et comment qu’j’ai été amoureux …même qu’elle était rudement belle, ma femme-enclume! Mais j’sais pas c’qui s’est passé, un jour j’l’ai tellement martelée qu’elle s’est sauvée avec l’homme-oreiller…

« Fermez-la vous autres ! Surveillez plutôt les alentours ! Si Li se pointe, on est bon pour finir en fish and chips !

Ils firent la moue, baissèrent la voix  mais reprirent leur discussion en sourdine.

 

Dans la cage, Jenny lui avait fait un nid de ses bras. Il était urgent de lui redonner espoir, lui faire comprendre qu’il n’était plus seul. Elle essaya de lui raconter le plus simplement possible tous les événements qui l’avaient menée jusqu’à lui, depuis Covent Garden jusqu’au projet d’évasion…Un faible sourire apparut enfin sur les lèvres d’Orange Pekoe.

« Pourquoi faites-vous ça pour moi ? dit-il.

La photographie n’avait pas quitté ses mains. 

« C’était ton père ? demanda-t-elle en évitant de répondre à sa question. Il hocha la tête.

 « Oui…mon père…tous les autres sont morts…par ma faute…tous, sauf celui-là, c’est le seul des quatre encore vivant. Il pointa Lipstick du doigt. Mais il m’a jeté dehors et…

« Je le retrouverai, dit Jenny énergiquement, si c’est ta dernière chance, je le retrouverai et je lui arracherai ses secrets, je t’en fais le serment…mais d’abord il faut penser à…

Pulpinella pénétra dans la cage.

« Voilà Li …Il faut filer !…

« Grrrrrrrrrr, gronda Turncoat,

« Ne me laissez pas, gémit Orange …

« Nous reviendrons ! Je te jure que nous reviendrons …

Ils n’eurent que le temps de refermer la porte, boucler le cadenas et se cacher sous la roulotte.

Un claquement de fouet. Un sifflement sardonique.

« Allora ? … Como vaï, piccola bollitore mia ? Comment va ma petite théière ?...

Derrière les roues, enfoncées profondément dans la boue, deux pupilles jaunes pleines de haine fixaient les cuissardes de cuir…

 

Chapitre 38

 

Ayant décidé, après l’éprouvant épisode de l’après-midi, qu’une petite marche me remettrait les idées en place, je venais de sortir de l’hôpital et traversai la rue à tâtons.

A travers le brouillard givrant qui envahissait peu à peu les rues, le sourd tintement des bourdons de la Fonderie Royale toute proche emplissait peu le crépuscule glacial de Whitechapel. Bien que le halo blafard entourant chaque réverbère aurait rendu mélancolique le plus téméraire des promeneurs, les ondes positives et tintinnabulantes de ces cloches, destinées plus à élever les âmes qu’à les plomber, me réchauffait le cœur, à défaut des os…

 

Remontant le col de mon macfarlane je me fis la réflexion que ce n’était guère un temps à mettre un lancier du Bengale dehors. Pauvre lancier du Bengale ! Comme j’avais été stupide de faire croire à ce pauvre diable que j’avais servi aux Indes ! Je m’en étais tiré avec quelques égratignures et l’assurance que sa pathologie était plus complexe que je ne le pensais.

C’est alors que le choc se produisit.

 

Heurté brusquement par derrière, je me retrouvai à quatre pattes sur le pavé.

« Saleté de fog ! Des bas qui m’ont coûté deux guinées ! Pouvez pas faire attention où vous mettez les pieds, Gov’nor ?!...

Plus amusé qu’en colère je me retournai pour faire face à mon « agresseur », étalé lui aussi dans le caniveau.

Ce que je vis d’abord fut le rouge éclatant des jupons. Lesquels furent vivement retroussés par deux bras énergiques pour laisser apparaître une jambe gainée de soie grise, pour le coup déchirée de la cuisse jusqu’au mollet. Une tignasse rousse, des taches de rousseur et des yeux émeraude surmontaient le tout.

Les yeux émeraude lançaient des éclairs…

« Ne vous gênez pas, Sir…surtout n’hésitez pas à reluquer, pour l’instant c’est gratuit !...

Je connaissais ces yeux, cette tignasse et ces taches de rousseur.

La jolie pirate de Covent Garden venait de m’éperonner!

 

« C’est comme ça que vous accostez les dames, dans la « haute » ? Vous avez vraiment de drôles de manières…

« Mille excuses Miss, répondis-je, c’est plutôt le contraire, il me semble…

L’attaque venait de bâbord et c’est ma poupe, si je ne m’abuse, qui a été accostée par votre proue, enfin, si je puis me permettre, par vos deux proues,…

« Faut pas vous emballer matelot ! C’est pas parce qu’on est assis tous les deux dans la flotte qu’il faut vous prendre pour le capitaine crochet !...

Elle rabattit sa robe sur ses jambes et fit mine de se relever.

« D’ailleurs, c’est pas que je m’ennuie avec vous, mais faut que j’y aille…Aïe ! Ouille !…Ah nom d’un chien, qu’est-ce que ça fait mal !…c’est bien ma veine.

Elle retomba sur les fesses et se frotta la cheville.

« Allons calmez-vous, dis-je en tentant de reprendre un peu de sérieux, et laissez-moi constater les dégâts…

« Hola…touchez pas à la marchandise !...

Malgré ses récriminations, qui d’ailleurs n‘étaient que verbales, je lui saisis quand même la cheville.

« J’ai bien peur que vous ayez un mât démâté…mais vous avez beaucoup de chance, voyez le bâtiment là-bas dans la brume, c’est un hôpital…

« Sans blague ? J’ai gagné le gros lot, dites ? Une usine à macchabées ! Manquait plus qu’ça !

« Figurez-vous que j’en sors de cette usine, et je compte bien y retourner avec vous car…oh mais excusez-moi, je ne me suis pas encore présenté…Docteur Frederick Severt, spécialiste des collisions en haute mer…et sur ce, Miss, si vous voulez bien…

Je la soulevai délicatement et, la maintenant fermement dans mes bras avant qu’elle n’ait le temps de lâcher une nouvelle bordée de jurons, fis demi-tour et retraversai la rue avec mon chargement en dentelles.

« …Et je vous jure sur mon honneur de réparateur émérite d’entorses de chevilles de corsaires que je ne vous conduis dans mon infirmerie de fortune que pour mettre un bandage sur votre cheville…

« Mais que…

« Sur votre cheville, dis-je en fronçant les sourcils, ou sur votre bouche ! Vous choisissez !…

« Ohhh Capitaine…fit-elle sur un ton faussement effarouché. Elle battit des cils et me gratifia d’un sourire resplendissant, y’a pas à dire, vous au moins vous savez parler aux femmes ! Très bien, puisque c’est ainsi je me contenterai d’un emplâtre sur le pied…qui sait, je vais peut-être encore avoir besoin de ma bouche ?…

Au fait…moi, c’est Jenny !

 

Chapitre 39

 

« Et qu’est-ce que vous réparez dans votre « usine », docteur ?…à part les guiboles des femmes que vous fracturez dans la rue, dit-elle enfin en riant.

« Hélas, pas assez de jambes comme les vôtres, très chère, répondis-je en essayant de ne pas ahaner comme un phoque…si je vous avais dit…en bas des marches…quel genre de patients je soigne ici…vous auriez…peut-être…hésité…

Elle fronça les sourcils.

« C’est le manque d’exercice ou c’est la honte qui vous fait souffler ? Vous ne faites pas des expériences sur des animaux au moins ? Ou pire sur des pauvres bougresses dans mon genre ?

J’éclatai de rire. Nous arrivâmes enfin, deux lampes à acétylène éclairaient faiblement mon couloir. Tout était désert et silencieux.

« C’est un peu sinistre chez vous, sans rire, vous soignez quoi au juste ?

« Sans rire, chère Jenny, je soigne ce qu’hélas la bonne société désigne sous l’horrible nom de fous…mais heureusement pour vous, et pour eux, ils dorment et ne savent pas que vous êtes là…

Elle me donna un coup de coude dans les côtes…

 

Dix minutes me suffirent pour trouver un flacon d’embrocation, masser la cheville douloureuse, poser une bandelette et remettre Jenny d’aplomb. Elle n’avait d’entorse qu’à un seul pied. Dommage. Son sourire fut ma récompense.

 

En repartant elle regarda machinalement une porte sur laquelle était inscrit : Isolement total. Danger.

«  Il y en a un là-dedans ?

« Oh oui il y en a un là-dedans ….et  pas n’importe lequel croyez-moi…

Elle s’approcha, jeta un coup d’œil par la lucarne et recula comme frappée par la foudre.

« Qui y a-t-il,  Jenny ?…

« Il y a un homme assis, là…c’est incroyable…cet homme…je sais qui c’est !…

« Quoi ! Vous connaissez Lipstick ?...

« Oui, c’est bien comme ça qu’il s’appelle…Lipstick ! L’homme de la photo…c’est insensé…pourquoi est-il ici docteur ?

« Qu’entendez-vous par « l’homme de la photo » ?…Tout ce que je peux vous dire c’est que ce pauvre type a un sérieux problème avec le thé et que lorsqu’on me l’a amené…mais qu’avez-vous Jenny ? … »

Elle était bouleversée et sur le point de s’évanouir. Je la ramenai dans mon bureau et lui offris un verre de brandy.

« Vous devriez en boire un aussi docteur, dit-elle, encore extrêmement troublée, je pense que vous allez aussi en avoir besoin…je ne crois pas aux coïncidences, et je ne crois pas aux anges non plus, mais il doit bien y en avoir un qui nous a poussés l’un vers l’autre…

J’eus envie de lui dire que les anges existaient bien et que j’en avais un assis en face de moi mais elle semblait lire dans mes pensées.

« Non docteur, je ne suis pas un ange, loin de là ! Par contre, j’en connais un, d’ange…un ange qui peut se transformer en démon et qui s’appelle Orange Pekoe…

« Orange comment ? !

« C’est à vous d’ouvrir vos oreilles maintenant…taisez-vous et écoutez…

 

C’est peu dire que je fus captivé. Capturé, serait plus exact. Ses mots, déversés comme un torrent, finirent par former le conte le plus insensé qu’il m’ait jamais été permis d’entendre. Jenny la rousse avait la voix de la brune Shéhérazade et la nuit qu’il lui fallut pour me raconter l’histoire du jeune Lord en valait bien mille et une.

Je sentis la chaleur du brasero à Love Court, j’eus froid dans les couloirs de Bergamote Castle, j’errai dans Londres, je pleurai dans une cave, je tremblai sous les coups de fouet, un tigre me frôla les jambes, quatre soldats se mirent au garde-à-vous, un ange roux m’hypnotisa et je ne fus pas loin de perdre la raison à cause d’une théière…

 

Le petit matin se levait lorsque l’histoire de Jenny entra en collision avec la mienne, au milieu de Whitechapel High Road. Car j’entrepris de lui conter à mon tour les circonstances de l’internement de Lipstick, ainsi que sa dernière crise de folie.

Il ne fallait pas être grand clerc pour s’apercevoir que les mots, Indes, thé, Darjeeling étaient au cœur du mystère. La guérison du malheureux garçon et la rémission de la terrible malédiction qui planait sur lui passaient de toute évidence par le traitement des troubles de l’ancien sergent. Je ne savais pas par où commencer. Sinon prendre les mains glacées de Jenny dans les miennes…

 

« Nous allons nous battre, Jenny ! Et bien que mes compétences ne soient peut-être pas à la hauteur des forces en  présence, je vous jure de  tout mettre en œuvre pour faire sortir Orange Pekoe de sa prison, matérielle d’abord, mentale ensuite. Le combat sera rude, mais nous y  arriverons !…

«  C’est vrai, finit-elle par dire en lâchant un sourire, c’est vrai que nous ne sommes pas seuls…Pulpinella, Esmeralda, Esméralda, Goliath, ils sont si courageux…mais il nous reste peu de temps ! Cristibol Li a programmé une grande représentation le 26 novembre…j’en tremble déjà ! Il a même trouvé un titre pour son infâme spectacle : Un thé à Whitechapel ! Quelle horreur !...

« Il nous reste donc dix jours ! M’exclamai-je, c’est plus qu’il n’en faut pour préparer son évasion ! Je me fais fort, pendant ce temps-là, de faire revenir Lipstick parmi les vivants et de découvrir ce qui se cache au fond d’une tasse de thé ! C’est autre chose que de masser des chevilles, et moins agréable j’en conviens, mais pour le coup c’est vraiment mon domaine…

Dix jours, chère Jenny, et lorsque vous retraverserez Whitechapel High Road, cette fois au bras de votre bien-aimé, nous les confronterons tous les deux, et nous les sauverons, j’en fais le serment !...

Et maintenant…voilà mon plan….

 

Chapitre 40

Whitechapel Albert Leman - Illustration Sylvain Granon  

« Et qu’est-ce que vous réparez dans votre « usine », docteur ?…à part les guiboles des femmes que vous fracturez dans la rue, dit-elle enfin en riant.

« Hélas, pas assez de jambes comme les vôtres, très chère, répondis-je en essayant de ne pas ahaner comme un phoque…si je vous avais dit…en bas des marches…quel genre de patients je soigne ici…vous auriez…peut-être…hésité…

Elle fronça les sourcils.

« C’est le manque d’exercice ou c’est la honte qui vous fait souffler ? Vous ne faites pas des expériences sur des animaux au moins ? Ou pire sur des pauvres bougresses dans mon genre ?

J’éclatai de rire. Nous arrivâmes enfin, deux lampes à acétylène éclairaient faiblement mon couloir. Tout était désert et silencieux.

« C’est un peu sinistre chez vous, sans rire, vous soignez quoi au juste ?

« Sans rire, chère Jenny, je soigne ce qu’hélas la bonne société désigne sous l’horrible nom de fous…mais heureusement pour vous, et pour eux, ils dorment et ne savent pas que vous êtes là…

Elle me donna un coup de coude dans les côtes…

 

Dix minutes me suffirent pour trouver un flacon d’embrocation, masser la cheville douloureuse, poser une bandelette et remettre Jenny d’aplomb. Elle n’avait d’entorse qu’à un seul pied. Dommage. Son sourire fut ma récompense.

 

En repartant elle regarda machinalement une porte sur laquelle était inscrit : Isolement total. Danger.

«  Il y en a un là-dedans ?

« Oh oui il y en a un là-dedans ….et  pas n’importe lequel croyez-moi…

Elle s’approcha, jeta un coup d’œil par la lucarne et recula comme frappée par la foudre.

« Qui y a-t-il,  Jenny ?…

« Il y a un homme assis, là…c’est incroyable…cet homme…je sais qui c’est !…

« Quoi ! Vous connaissez Lipstick ?...

« Oui, c’est bien comme ça qu’il s’appelle…Lipstick ! L’homme de la photo…c’est insensé…pourquoi est-il ici docteur ?

« Qu’entendez-vous par « l’homme de la photo » ?…Tout ce que je peux vous dire c’est que ce pauvre type a un sérieux problème avec le thé et que lorsqu’on me l’a amené…mais qu’avez-vous Jenny ? … »

Elle était bouleversée et sur le point de s’évanouir. Je la ramenai dans mon bureau et lui offris un verre de brandy.

« Vous devriez en boire un aussi docteur, dit-elle, encore extrêmement troublée, je pense que vous allez aussi en avoir besoin…je ne crois pas aux coïncidences, et je ne crois pas aux anges non plus, mais il doit bien y en avoir un qui nous a poussés l’un vers l’autre…

J’eus envie de lui dire que les anges existaient bien et que j’en avais un assis en face de moi mais elle semblait lire dans mes pensées.

« Non docteur, je ne suis pas un ange, loin de là ! Par contre, j’en connais un, d’ange…un ange qui peut se transformer en démon et qui s’appelle Orange Pekoe…

« Orange comment ? !

« C’est à vous d’ouvrir vos oreilles maintenant…taisez-vous et écoutez…

 

C’est peu dire que je fus captivé. Capturé, serait plus exact. Ses mots, déversés comme un torrent, finirent par former le conte le plus insensé qu’il m’ait jamais été permis d’entendre. Jenny la rousse avait la voix de la brune Shéhérazade et la nuit qu’il lui fallut pour me raconter l’histoire du jeune Lord en valait bien mille et une.

Je sentis la chaleur du brasero à Love Court, j’eus froid dans les couloirs de Bergamote Castle, j’errai dans Londres, je pleurai dans une cave, je tremblai sous les coups de fouet, un tigre me frôla les jambes, quatre soldats se mirent au garde-à-vous, un ange roux m’hypnotisa et je ne fus pas loin de perdre la raison à cause d’une théière…

 

Le petit matin se levait lorsque l’histoire de Jenny entra en collision avec la mienne, au milieu de Whitechapel High Road. Car j’entrepris de lui conter à mon tour les circonstances de l’internement de Lipstick, ainsi que sa dernière crise de folie.

Il ne fallait pas être grand clerc pour s’apercevoir que les mots, Indes, thé, Darjeeling étaient au cœur du mystère. La guérison du malheureux garçon et la rémission de la terrible malédiction qui planait sur lui passaient de toute évidence par le traitement des troubles de l’ancien sergent. Je ne savais pas par où commencer. Sinon prendre les mains glacées de Jenny dans les miennes…

 

« Nous allons nous battre, Jenny ! Et bien que mes compétences ne soient peut-être pas à la hauteur des forces en  présence, je vous jure de  tout mettre en œuvre pour faire sortir Orange Pekoe de sa prison, matérielle d’abord, mentale ensuite. Le combat sera rude, mais nous y  arriverons !…

«  C’est vrai, finit-elle par dire en lâchant un sourire, c’est vrai que nous ne sommes pas seuls…Pulpinella, Esmeralda, Esméralda, Goliath, ils sont si courageux…mais il nous reste peu de temps ! Cristibol Li a programmé une grande représentation le 26 novembre…j’en tremble déjà ! Il a même trouvé un titre pour son infâme spectacle : Un thé à Whitechapel ! Quelle horreur !...

« Il nous reste donc dix jours ! M’exclamai-je, c’est plus qu’il n’en faut pour préparer son évasion ! Je me fais fort, pendant ce temps-là, de faire revenir Lipstick parmi les vivants et de découvrir ce qui se cache au fond d’une tasse de thé ! C’est autre chose que de masser des chevilles, et moins agréable j’en conviens, mais pour le coup c’est vraiment mon domaine…

Dix jours, chère Jenny, et lorsque vous retraverserez Whitechapel High Road, cette fois au bras de votre bien-aimé, nous les confronterons tous les deux, et nous les sauverons, j’en fais le serment !...

Et maintenant…voilà mon plan….