Un Thé à Whitechapel

 

Chapitre 1

It was raining cats and dogs.

Il pleuvait des chats et des chiens.

Il tombait des cordes si vous préférez, mais vous connaissez les Anglais, ils ne font jamais rien comme tout le monde, et donc, ce jour-là, à Whitechapel, en plein cœur de Londres, il pleuvait des chats et des chiens…

Il tombait même des cataractes de chats, des trombes de chiens. Un déluge de miaulements, une vraie tornade d’aboiements. Tous les chenils du pays s’étaient déversés ici. Les rues étaient devenues des marais, les caniveaux des étangs, les trottoirs des sables mouvants. Patauger dans ce cloaque, quelle drôle d’idée me direz-vous, et pourtant c’était bien ce que je faisais…

Pourquoi ? Mais parce que, nez en l’air et narines dilatées, je m’étais mis en quête du légendaire « English breakfast » et, poursuivant d’hypothétiques effluves de toasts grillés ou de muffins moelleux sortant du four, je traquais les irrésistibles fumets de croustillantes tranches de bacon surnageant entre deux œufs baveux et trois saucisses de Cumberland…

A cet instant, perdu et trempé comme un naufragé, j’aurais donné n’importe quoi en échange d’une bonne et grande et fumante tasse de thé.

A nice cup of tea of course !

Je pataugeais donc…

Tournant en rond depuis deux heures dans une purée de pois digne d’un film de la Hammer je commençais à ruminer sur le peu d’établissements ouverts à cette heure matinale et à sérieusement regretter les bistrots parisiens lorsqu’au coin de Fournier et de Commercial Street je tombai sur la façade faiblement éclairée d’un pub dont le nom ne cessera de carillonner dans ma tête : Le « Ten Bells ».

Plein d’espoirs, je poussai la porte…

Je le regrette encore aujourd’hui…

 

Chapitre 2

Je n’avais pas fait trois pas à l’intérieur qu’une doucereuse odeur de pourriture me montait à la gorge. Cherchant un portemanteau pour y déposer mes hardes dégoulinantes je fis le tour des lieux. Dans une vaste salle qui suintait l’abandon quelques candélabres d’un autre âge répandaient une lueur tremblotante sur un bar immense et silencieux. Je tentai un faible « Hello ». Personne. Le miroir ne me renvoyait qu’un seul reflet, le mien. Dépité j’avais déjà la main sur la poignée de la porte lorsqu’un grondement m’arrêta net.

«Morning, young man ! What the hell do you want ?… 

Interloqué, je me retournai.

Derrière le bar un étrange bonhomme au visage de forçat taillé à la serpe me dévisageait. Rouflaquettes broussailleuses, tignasse retenue par un catogan, gilet luisant et rapiécé, coutelas dépassant d’une ceinture de flanelle. Si je n’avais été si effrayé par son apparition soudaine je me serais penché pour voir s’il avait une jambe de bois.

« Alors Mylord…une brune ou une blonde ? aboya-t-il en croisant sur le comptoir les deux énormes jambons tatoués qu’il avait en guise de bras.

« Un peu tôt pour une bière, m’entendis-je bredouiller commençant à trouver la situation des plus saugrenues, par contre une bonne tasse de thé ferait…

« Goddam ! me coupa-t-il. Sa grosse paluche agrippa son poignard.

N’ayant nullement l’intention de finir découpé en rondelles  je commençai à reculer lorsque des rires et des trépignements frénétiques éclatèrent du fond de la salle.

 « Du thé, sanglant imbécile ! Du thé, stupide frenchy ! continuait la brute, par tous les diables de l’enfer...

 

La tristesse et la douceur de la voix qui s’éleva alors au-dessus du tohu-bohu me glaça les sangs bien plus que les grognements de l’irascible barman.

« Laisse-le Jack… laisse-le… il fallait bien que cela arrive…

Jack, puisqu’il se nommait ainsi, se calma aussitôt et rengaina son couteau. Il se pencha vers moi me soufflant sous le nez une haleine à réveiller un mort puis, m’empoignant par le cou, il murmura :

« T’as bien de la chance pour un mangeur de grenouilles !… Si ça n’tenait qu’à moi… enfin bon… tu vois cette entrée, là-bas…

Alors qu’une minute avant il n’y avait à l’endroit désigné qu’une obscurité poisseuse, une porte vitrée à peine entr’ouverte se dessinait maintenant dans le mur. Au-dessus était suspendu un panneau rouge flamboyant avec cette inscription en lettres d’or : "Orange Pekoe Revival Club".

Il me poussa du coude.

« Vas-y mon gars, on dirait bien que t’es attendu…

« Approchez cher ami, fit la voix venant des ténèbres. Approchez, allons, n’ayez pas peur…

Un souffle froid m’enveloppa soudain et, tel un somnambule, je passai la petite porte…

 

Chapitre 3

L’aile d’un ange me prenant par l’épaule n’aurait pas eu d’autre effet.

Autour d’une table une curieuse assemblée me détaillait de la tête aux pieds en pouffant. Leurs visages éclairés par une sourde lanterne posée au milieu d’un bataillon de pots en étain qui en reflétait la lumière grimaçaient plus qu’ils ne souriaient. Un siège était vide, je supposai qu’il était pour moi…

Toujours frigorifié je me demandai si une fièvre fulgurante n’était pas en train de me jouer des tours car à l’instar du patibulaire Jack venu s’asseoir à côté de moi, toute cette troupe semblait sortie d’un tableau flamand. La voix triste s’éleva à nouveau.

« Pas flamand, jeune homme… L’homme qui parlait ainsi portait des bésicles d’un autre âge et manifestement lisait dans mes pensées.

«  Pas flamand… un Hogarth serait plus approprié… à quelques siècles près…. mais prenez place je vous en prie… faites juste attention à ne pas vous asseoir sur la…  

« Grrhhhhhhh…

« Ah ! Trop tard…

Un énorme tigre venait de retirer sa queue de dessous mes fesses et avait bondi sur la table. Les terribles yeux jaunes qui me fixaient ne laissaient planer aucun doute sur le sort qu’il me réservait. Je fus à peine surpris d’entendre le fauve marmonner : 

« Pas encore prrris de breakfast ce matin… Grhhhhh… paraît que les rrrognons à la française sont… Grhhhh… exxxcellents…

 

L’assemblée gloussait de plus belle. L’homme aux lorgnons gratta la tête du fauve qui se mit à ronronner.

« Mister Turncoat, un peu d’indulgence je vous prie. Ou un peu de patience, la peur fait tourner les sauces et je crains que vous ne veniez de gâcher votre déjeuner…quant à vous chères amies, dit-il en s’adressant à deux femmes à l’âge indéfinissable qui se tortillaient en face de lui, remballez vos jupons et veuillez, si vous en êtes encore capables, ne pas trop importuner ce garçon…

« Oh docteur tout d’même… j’sais encore m’tenir… minauda l’une des deux en remontant timidement une perruque aussi poudrée que miteuse.

Un petit homme très agité se leva prestement. Visiblement apeuré il n’arrêtait pas de jeter des coups d’œil furtifs derrière son épaule.

«  Si l’on me demande mon avis je… 

« On ne te demande pas ton avis l’épicier ! le coupa sèchement une gitane au regard de braise assise à ses côtés.

 « Grhhhhhh… fit le tigre. 

 « Les amis… dit doucement celui que la dénommée Molly avait appelé docteur, un peu de calme voyons, vous allez finir par effrayer notre hôte…

Il s’apprêtait à me verser une pinte de bière lorsqu’il interrompit son geste.

« Mais où avais-je la tête ?… Vous étiez venu boire autre chose n’est-ce pas ?… La compagnie s’était tue.

« Du thé, n’est-ce pas ?... Le docteur soupira.

Comme répondant à un signal, toute la troupe s’était mise à gémir.

«  Voyez-vous cher ami, cela s’avère, j’en ai peur, tout à fait impossible.

Il est vraiment curieux que vous soyez arrivé jusqu’à nous savez-vous…

Mais peut-être n’est-ce pas un hasard. Les voies du Seigneur, vous connaissez la suite… car, hélas, du thé… on n’en boit plus ici depuis fort longtemps…

Il fit de nouveau une pause.

« …N’y voyez surtout pas un quelconque rejet anti patriotique de cette boisson, qui est à notre verte nation ce que le beaujolais est à la vôtre. Non, la vérité, monsieur, est plus tragique. Et pour certains d’entre nous, extrêmement amère… La vérité peut parfois prendre des chemins de traverse inattendus, elle voyage dans l’espace et se joue du temps. Elle fait le tour de la terre, le tour du cadran, le tour d’une théière, si, si, je vous assure. Une théière peut parfois s’avérer d’une profondeur insondable. Une vie entière peut s’écouler en moins de temps que ne se remplit une tasse de thé… vous ne me croyez pas ?…

 

Le timbre monocorde du discours saugrenu du docteur commençait à provoquer sur moi une irrépressible torpeur. Il continua.

« …Permettez-moi cependant de voler encore quelques minutes de votre temps si cartésien, car vous laisser partir maintenant serait criminel.

Vous désiriez une tasse de thé ? Vous n’en aurez pas je le crains !

En échange, et pour vous dédommager, vous aurez droit à une histoire…

Une histoire fort édifiante dont le triste comité ici présent fut à la fois le témoin et l’acteur et qui garde au fond de son cœur et jusqu’à la fin des temps le douloureux et lancinant souvenir… une histoire à la mémoire de deux amis…

« Un toast ! Un toast pour Jenny et Orange ! glapit Jack.

« Hurrah pour Orange et Jenny ! reprirent-ils tous en chœur en choquant leurs chopines et en m’éclaboussant au passage.

« La réalité est parfois trompeuse, reprit le docteur, les choses ne sont pas toujours ce qu’elles semblent être et l’anodine dégustation de certains breuvages peut devenir plus dangereuse qu’il n’y paraît…

Le « comité » s’était insensiblement resserré et, alors que je luttais contre le sommeil, j’entendis encore le docteur murmurer :

« Sachez seulement que le récit qui va suivre, et dont je serai l’humble narrateur, est le fruit de notre mémoire collective. Certains des événements qui vont vous être dévoilés ont été vécus par d’autres que moi. Mais n’ayez crainte, s’il se trouvait que, par mégarde, j’oubliais quelques faits d’importance, nul doute que mes compagnons ici présents n’hésiteraient pas à me remettre sur le droit chemin…

« Aussi sûr que j’dois mon surnom au tranchant d’ma lame Doc’, j’vous l’garantis ! fit Jack en plantant son surin sur la table.

Le docteur soupira à nouveau, et commença son récit…

 

Chapitre 4

A cette époque voyez-vous, j’étais encore un tout jeune médecin.

La confiance absolue que j’avais dans les effets bénéfiques de la science ainsi que la fierté d’appartenir au corps des meilleurs neurologues de Londres, qui plus est sous la bienveillante bénédiction de notre gracieuse Majesté Victoria, me gonflait d’orgueil… 

« Victoria ! Vous voulez parler de la reine Victoria ? ! balbutiai-je en bâillant.

« Qui d’autre ? Bien sûr que je veux parler de la reine Victoria… Je disais donc que certaines choses étaient, et sont toujours, comme la lutte des anges et des démons depuis les premiers jours de la Création, immuables…

Ainsi en allait-il de cette pluie qui en ce 11 novembre 1888… 

«  Novembre 1888 ?… Vous voulez dire que…

« Bon, vous allez arrêter de m’interrompre à tout bout de champ sinon nous n’allons jamais arriver au bout de cette histoire !

…ainsi de cette pluie, continua t-il en fronçant les sourcils, qui telle celle qui aujourd’hui guida vos pas jusqu’à nous, noyait sous des trombes d’eau la vision que depuis mon bureau j’avais de Whitechapel High Road et me remplissait d’une indéfinissable mélancolie.

La nature humaine dont j’essayais de soigner les travers par l’étude laborieuse des méandres du cerveau m’était quotidiennement source d’étonnement mais aussi de profonde tristesse.

En cette fin de siècle, Londres était le théâtre de tout ce que la plus désinvolte société pouvait offrir de magique et de scintillant… Piccadilly, Mayfair, Belgravia, la City, fourmillaient de ladies virevoltantes et de gentlemen en jaquettes et hauts-de-forme qui perpétuaient leurs certitudes d’être les maîtres de l’univers dans des bals mondains et des clubs aussi fermés que leur arrogance.

Mais la médaille avait un revers, un revers peuplé d’une foule toute aussi grouillante que sa voisine mais qui jamais ne la croisait. Le territoire de celle-ci se trouvait sous mes yeux, juste en face du London Royal Hospital où j’exerçais. Elle trouvait naissance dans les taudis de Shoreditch, croissait dans les coupe-gorges de Bethnal Green, prenait toute sa mesure dans les ruelles insalubres de Stepney, sa démesure le long des docks puants de Limehouse.

Au centre de ce quadrilatère de misère un nom regroupait à lui seul tous les vices, la détresse et les crimes les plus vils. Un nom, symbole de Terre Promise pour les laissés-pour-compte du progrès, les exclus en tout genre mais aussi et surtout les tire-laines, les brigands, les filles de joie, les assassins…

Whitechapel !

Dire que ces deux mondes ne se côtoyaient jamais n’était d’ailleurs pas tout à fait exact. Il était en effet des lieux, sortes de no man’s land tolérés de part et d’autre où, cocktail extravagant, rupins et truands se mélangeaient, où l’on pouvait pour un soir, pour une nuit, échanger masques et costumes, changer de peau, changer de vie, au risque parfois de la perdre. Ces endroits d’où toutes conventions étaient bannies avaient pour noms : théâtres, dancings, pubs, cirques, fêtes foraines…

Les sombres jours dont je vais raviver le souvenir ont eu pour décor cet univers fait d’ombres et de lumières. J’étais, mais je n’en savais encore rien, en plein cœur de ce chaudron du Diable…

 

Chapitre 5

Ce jour-là, à l’heure où j’allais prendre mon service à l’hôpital de Stepney, un attroupement se formait à quelques centaines de yards, devant la vitrine d’une des échoppes les plus prisées de Gun Street, face à Spitalfield Market.

A l’enseigne de Thomas Lipstick Limited…

La réputation de ce commerce à l’apparence vétuste et obscure allait bien au-delà des limites de l’East-End. Merveilleusement pourvu en produits fins et épices en tous genres, les amateurs de cafés les plus exotiques, de vins les plus rares, de Lapsang Souchong raffinés, de tabacs turcs et autres substances plus ou moins opiacées s’y pressaient et se repassaient l’adresse sous le manteau. Il n’était pas rare d’y voir se croiser toutes sortes de pratiques dissimulant sous des pardessus coûteux quelque odorant trésor afin d’assouvir de gourmandes et parfois illicites passions.

Ce n’était hélas pas ce genre de public qui se frottait le nez contre les vitres dépolies de la boutique et se poussait du coude ce matin-là.

Car pour tout dire, c’était une belle bousculade.

La poissonnière houspillait le ramoneur à coup de haddocks ; le ramoneur essuyait ses mains pleines de suie sur le tablier du laitier ; le laitier hurlait après l’employé de bureau qui écrasait ses bouteilles de lait ; quant à l’employé de bureau il cherchait désespérément son chapeau qui n’était plus melon, aplati qu’il était sous les pieds de la foule. Et dans les yeux des gamins en haillons qui montaient d’habitude sur la pointe de leurs godillots pour essayer de voir les bonbonnes remplies de réglisse, nulle lueur de malice, d’envie ou de gourmandise.

Rien qu’une sourde terreur qui enflait au fil des minutes.

Devant la porte de la boutique, bouchant le passage de toute sa carrure de troisième ligne, un policeman immobile et muet comme une statue de sel regardait au loin. Son silence ne faisait qu’attiser la rumeur.

« …Elle est morte… Qui donc ? Mais la Mary Jane Kellogs voyons ! Non ? Si ! La petite vendeuse de la boutique ? Comme j’vous l’dis ! Encore hier j’l’ai vue passer ! Si c’est pas malheureux ! Etripée, saignée comme un goret la pauvre ! Quelle horreur ! Mais où va-t-on ? Et son patron, le Lipstick, où c’est qu’il est donc ? Sale vieux bonhomme avec ses airs de fouines… S’rait coupable qu’ça m’étonnerait pas… Et si c’était un coup de « l’Eventreur » ? Et si c’était Liptstcik « l’Eventreur » ? Et si… Paraît que tout Scotland Yard est dans la cambuse… Z’arrivent toujours après la bataille ceux-là ! Z’ont envoyé du beau monde… Ça lui fait une belle jambe à la Mary Jane… Quelle époque !…»              

Si la foule en question avait pu pénétrer dans l’arrière-salle de l’épicerie elle aurait pu constater que certaines de ses  élucubrations étaient fondées.

Du « beau monde » était en effet présent en la massive et reconnaissable personne du Superintendant Shamrock Mops, l’As des As de la Criminelle.

Mains croisées derrière le dos, moustaches poivre et sel en bataille, le célèbre policier était plongé dans un abîme de perplexité. C’est qu’il en avait vu des crimes tout au long de sa chienne de vie. Des cadavres, par Saint-George, il en avait eu son comptant, mais des comme celui-là… Jamais !

Contrairement à ce qu’en pensait la populace, il n’y avait aucune trace de sang sur la victime. Il aurait mieux valu d’ailleurs. Au moins on aurait été en terrain connu. Un bon coup de couteau entre les côtes c’était du travail de professionnel ; une hache plantée entre les omoplates c’était du sérieux ; un coup de marteau qui vous défonçait un occiput on n’y revenait pas à deux fois. Alors que là… Pauvre fille…

Le rictus d’effroi qui se lisait encore sur le visage de cette gamine en disait long sur ce qu’elle avait dû endurer. Les indices étaient maigres hélas. Pour ainsi dire inexistants. Des débris de vaisselles. Un plateau sur le sol. Une tasse cassée. Une bouilloire. Des sacs d’épices éparpillées autour d’elle. Des graines. Du riz…

Shamrock Mops fit le tour de la victime. Curieux comme le ventre de cette fille était ballonné. Son corps convulsé baignait dans une mare de liquide. Des empreintes de pas s’éloignant de la flaque attirèrent l’attention du fin limier. Seraient-ce celles du criminel ? Il faudrait vérifier si elles ne correspondaient pas à celles du patron de la malheureuse enfant, ce Lipstick qu’on était parti chercher et qui avait soi-disant passé la nuit du meurtre à Holborn, dans un club d’anciens des Indes. Un épicier dans un club ! On aura tout vu !…

Cette flaque intriguait le policier. Malgré un certain embonpoint il se mit précautionneusement à quatre pattes et renifla le liquide.

Son regard se voila...

 

Chapitre 6

 « Excusez-moi de vous interrompre docteur, mais je trouve que vous y allez un peu fort ! » grommela le policeman qui depuis quelques instants se tortillait sur son siège. Il suait à grosses gouttes et retira son casque qu’il posa bruyamment sur la table. Embonpoint…embonpoint…Ce ne sont pas quelques malheureuses Guinness qui…

 « Et moi alors qu’est-ce que je devrais dire ? l’interrompit de sa voix de crécelle le petit homme au teint cireux. Air de fouine…c’est intolérable… 

Drelinggg…Drelinggggg…

Une clochette fébrilement agitée dans la pénombre stoppa net les deux râleurs.

« Eh bien Lawson ?…Vous vous y mettez aussi ?

« C’est plus fort que moi docteur, répondit un personnage corpulent à la moue dédaigneuse, sonner les cloches aux abrutis est pour moi une seconde nature…hélas, depuis une certaine nuit, il ne me reste pour tout tocsin que ce petit grelot...Ô tempora Ô mores…

Jack se leva et dans un même élan empoigna les deux contestataires et le pontifiant sonneur.

«Y vont pas la boucler ces trois-là ? Doc’ qu’est-ce que j’en fais ? 

Le docteur  sourit…

« Votre souci du détail vous honore messieurs, néanmoins il serait souhaitable que vous gardiez votre salive pour plus tard...

Quant à moi, soyez sûr que j’essaierai de coller au plus juste aux faits et que j’apporterai désormais le plus grand soin à ne déformer ni vos silhouettes, ni vos performances musicales…laissez-les Jack…

Je disais donc… 

…Whitechapel est un labyrinthe.

Lorsqu’ on ne connaît pas la géographie de ce sinistre dédale on y perd plus souvent son chemin qu’on ne le trouve, vous en savez quelque chose…

A une poignée de ruelles de la tragique découverte du cadavre encore chaud de la malheureuse Mary Jane Kellogs, dans la pénombre d’un passage ruisselant de crasse, un homme trébuchait comme un pantin désarticulé.

A l’abri des regards, sauf peut-être de celui des rats dont c’était le territoire, les mains sur les tempes, le cœur battant la chamade, les épaules voûtées brinquebalant de droite et de gauche contre les parois de briques, il titubait plus qu’il ne marchait.

L’homme bien qu’hésitant sur la direction à prendre avait la certitude d’être déjà passé par là hier. Comme un loup retournant à la curée, il était revenu sur ses pas…

Le visage dissimulé derrière le col relevé de son mackintosh, il retira brièvement son haut-de-forme de feutre pour s’éponger le front. Sentant ses jambes flageoler il s’assit sur une borne de pierre. Une vague de sanglots lui remontait des entrailles et le fit frissonner. De toutes ses forces il lutta contre le désespoir qui l’envahissait.

Depuis qu’il avait trouvé la boutique de Gun Street tout avait été de mal en pis.

Il n’arrivait même plus à se souvenir de ce qui s’y était passé. Juste qu’il s’était  retrouvé errant dans la soirée avec cette atroce migraine, cherchant grâce aux indications de cette brave fille le club où il devait enfin retrouver ce Lipstick.

Il avait mis tant d’espoir dans cette rencontre que la terrible réaction de celui-ci l’avait laissé abasourdi, hagard, totalement désemparé. Dans son infortune il avait tout de même pu soutirer quelque chose de  l’épicier.

Il avait maintenant un autre nom en poche, une autre chance peut-être…

La chance ?…Quel étrange mot ! La mouche engluée dans une toile d’araignée en avait plus que lui. Dans cet enchevêtrement de rues cauchemardesques il se sentait piégé comme dans une souricière. Il reprit néanmoins sa route.

Au détour d’une venelle une sorte de brouhaha le sortit de sa léthargie.

Cela semblait venir du fleuve. Une odeur de vase montait maintenant jusqu’à lui. Les sons se faisaient plus clairs. Des cris, des jurons, des bruits de caisses qu’on transporte, des sifflets, la sirène d’un remorqueur.

Il était sur les quais…

 

Chapitre 7

Whitechapel Albert Leman - Illustration Sylvain Granon

La nuit porte conseil, il paraît.

Pas la nuit à Whitechapel en tous cas. Il faudrait être bien sot, ou fort naïf pour prétendre cela. Lorsque la lune est au zénith savez-vous quels sont les seuls bruits qui accompagnent les feulements des chats ? Ce sont les sanglots mon ami, les sanglots. Ce sont les frottements à peine audibles de pas dans l’escalier qui s’approchent imperceptiblement. Ce sont ceux des portes qui s’ouvrent en grinçant, du scalpel qu’on aiguise, de la gorge qu’on tranche, de l’infect glouglou du sang qui s’écoule, des cris, des hurlements…Après seulement vient le silence…Le silence, à Whitechapel, est pire que tout.

Et le seul conseil qu’on puisse ici vous donner est celui de rester calfeutré sous la couette et de vous boucher les oreilles pour échapper aux cauchemars.

Ce qu’hélas le superintendant Mops, malgré le coton qu’il avait mis dans les siennes, et la bonne dose de brandy qu’il avait bu la veille, n’avait pas réussi à faire cette nuit-là.

C’est donc de fort méchante humeur que le lendemain du crime de Spitalfields Market il arriva au commissariat d’Algate High Street.

Le sergent O’Henry l’attendait sur le perron et Mops comprit tout de suite en voyant son subalterne piétiner d’un pied sur l’autre que la journée n’allait pas être de tout repos. Le grand escogriffe gesticulait fébrilement. Quelle mouche avait encore donc piqué cet imbécile ? Avant qu’O’Henry n’ouvre la bouche il l’avait bousculé et s’était précipité vers « l’Aquarium » en lui lançant un « Plus tard ! Plus tard ! » qui n’attendait aucune réponse.

« L’Aquarium » était le sanctuaire de Mops.

Sorte de cage vitrée disposée au centre de la grande salle du premier étage elle était la terreur de la pègre locale. Lorsqu’on y entrait on n’était jamais sûr d’en ressortir entier.

Détaché de Scotland Yard sur sa demande le superintendant avait en effet choisi de combattre le crime de l’intérieur. En ces temps troublés où les égorgeurs seraient bientôt plus nombreux que les honnêtes gens  il avait établi ses quartiers au cœur de Whitechapel. « L’Aquarium » était sa tour de contrôle.

Il s’assit vivement à son bureau en poussant un soupir et allait ouvrir le tiroir d’en bas, celui où dormait sagement une fiole de single malt, lorsqu’il vit deux enveloppes posées devant lui. Il referma rageusement le tiroir. La première lettre valait son pesant de porridge. Ecrite dans un sabir sans queue ni tête, elle était adressée à l’Honorable Mops Pacha, «  Chef suprême des forces de l’ordre et du désordre », et le laissa sans voix :

“…Bodhidhârma méditait les yeux grands ouverts au pied de la mère des montagnes.

Bodhidhârma n’avait pas dormi depuis neuf longues années.

Il avait la volonté du vent, la force du volcan et la persévérance des vagues. 

Une nuit cependant le sommeil le surprit.

Il fut vite envahi par de voluptueux rêves d’amour. A son réveil l’immensité de sa faiblesse le plongea dans un abîme de désespoir.

Pour éviter de sombrer à nouveau, il se trancha les paupières avec ses propres dents. Puis il enterra ses paupières. Cela se passa ainsi .

Au matin elles avaient pris racines et un arbuste majestueux aux branches recouvertes de feuilles d’émeraude avait poussé.

Il fit infuser ses feuilles dans de l’urine brûlante de Yack.

Oui en vérité cela se passa ainsi.

Avec humilité il but ce breuvage. 

Chaque jour, avec humilité, il but ce breuvage.

Et jamais plus Bodhidhârma ne dormit…”

Qu’est-ce que c’est que cette farce ? Grogna Mops. Il froissa la lettre et la mit machinalement dans sa poche. La seconde missive lui parut plus sérieuse, elle émanait du poste de police de Holborn West. C’était le compte-rendu de la soirée du 10 novembre à l’Old Bengali Club, 24 Charterhouse Square, établi par le secrétaire général du club, l’honorable James Fitz-Patrick esq.

Voici quel était son contenu :

16 h 55 Arrivées du Colonel Mac Manus et de John Bradshaw du 2e fusilier du Sussex. Rien à signaler

17 h 07 Arrivée du sergent Thomas Lipstick. Rien à Signaler.

17 h 10 Arrivées du Capitaine Pembrocke et du Major O’Donnell.

17 h 18 Arrivées de plusieurs dames prétendant avoir été invitées par le Major O’Donnell pour des séances de méditations communes. Je préviens le Major qui confirme et les fait installer dans le salon « Rudyard Kipling » après avoir entonné l’hymne du régiment des Highlanders de Lahore : « Drink with me, sisters of mercy »

17 h 24 Un individu n’appartenant pas au club demande à voir le sergent Lipstick. Apparence aisée, bonne coupe de vêtements, port de tête aristocratique, Peau mate. Il est fort agité et fournit des explications embrouillées. Je lui demande de rester dans le vestibule pendant que j’envoie le « Waiter » informer le sergent qu’un étranger désire le voir.

17 h 38 Le Waiter revient. Lipstick fait dire qu’il viendra quand il aura fini de méditer.

17 h 59 Fébrilité croissante de l’étranger. Lipstick arrive dans le hall. Il dévisage l’individu avec stupéfaction. Celui-ci se lance dans un discours extrêmement confus. Son agitation est à son comble. Il agrippe Lipstick par le bras. Lipstick semble très effrayé. Il sort vivement une bouteille de sa veste et boit au goulot au mépris de toutes les règles en vigueur dans le club.

18 h 03 L’individu implore Lipstick qui le repousse avec horreur. L’individu se traîne à ses pieds. J’entends les mots: « Père, soldat, Mère, château, oubli …» Lipstick bredouille :  « Je ne peux rien dire !... »Je leur demande de faire cesser ce tohu-bohu sous peine de les faire « blackbouler » sur le champ. Lipstick roule des yeux comme s’il était devenu fou et tente de repousser l’individu hors du club. J’entends encore le mot :  « Help » prononcé par l’étranger. Lipstick répond : « Damned ! ». Il saisit des mains d’un groom une ardoise destinée au service et griffonne dessus quelque chose puis la lance à l’individu. Il hurle: « Hors de ma vue, Démon ! »  puis jette l’individu dehors en le bourrant de coups de poings de façon assez peu “fair play”, ce que je ne peux m’empêcher de lui signaler.

18 h 10 Lipstick remet de l’ordre dans sa tenue et me demande de ne pas noter l’entrevue. Il ajoute: « C‘est un pauvre fou ! Vous n’avez rien vu, rien entendu, n’est-ce pas, James ? » Je l’assure de ma discrétion.

18 h 11 Hormis quelques gloussements de méditation provenant du salon “Rudyard Kipling”, plus rien à signaler.

 

Chapitre 8

Nom d’un petit bonhomme, s’exclama Mops en repliant le document.

Se renversant sur son fauteuil il croisa les pieds sur son bureau et se lissa les moustaches en signe de satisfaction. Son flair légendaire ne l’avait pas trompé ! Ainsi ce Thomas Lipstick avait traité des affaires douteuses avec un individu louche dans un club huppé réservé à des ex-officiers de l’armée des Indes à l’heure où son innocente employée passait de vie à trépas dans des circonstances mystérieuses. Un petit séjour dans l’Aquarium allait faire le plus grand bien à ce particulier…

Mops se penchait à nouveau vers le tiroir du bas lorsqu’on frappa aux carreaux. Encore cet imbécile d’O’Henry. Pas moyen de se concentrer fulmina le super-intendant en feignant de ne pas prêter attention à son subalterne qui tambourinait cependant de plus belle et agitait maintenant fébrilement deux doigts en signe de victoire. Refermant vivement le tiroir, Mops se résolut à le faire entrer.

“ Pas un mot O’Henry, pas un mot si vous ne voulez pas que votre casque devienne aussi plat que la lande de Yarmouth !…Et si c’est pour me demander deux jours de congés ma réponse est non !

Sachant que les promesses de Mops n’étaient pas vaines O’Henry se lança dans une séance de gesticulation aussi muette que désordonnée.

Il se passa d’abord un ongle sur le cou.

“ Un crime ? fit Mops, vous voulez me parler d’un crime? Mais je sais bien qu’il y a eu un crime…

O’Henry fit non de la tête. Il plissa les yeux, prit son air le plus cruel possible et se repassa le pouce sur la gorge.

“ Un Chinois ?…Un Chinois fourbe qui se tranche la gorge ?

O’Henry leva à nouveau ses deux doigts et fit onduler ses bras. Une houle parfaitement mimée…

“Deux Chinois se trucident à bord d’une jonque ? Qu’est-ce que vous voulez que ça me fasse ?

Le policier abattit sa dernière carte.

“Coin-coin !…se mit-il à brailler en se dandinant…

“Deux Chinois zigouillent un canard sur un sampan ! O’Henry vous êtes complètement marteau !…

“Coin-coin chef !…Coin-coin…un canard…vous l’avez,  mais dans le désordre…

“Un Chinois bousille une barque sur un canard ?

“Vous y êtes presque chef !

 “Un Chinois ?…Deux morts ?…

“Canard, chef…duck…canard…duck…

“Duck ?…”

Dans les yeux de Shamrock Mops,  soudain une étincelle.

Il venait de comprendre. Duck n’était pas duck, mais dock…

Un deuxième crime de Chinois sur les docks !

Dans les yeux d’O’Henry, une admiration sans borne.

“Vous attendez le déluge, O’Henry ? Lui hurla l’inspecteur en enfilant son manteau, direction les quais, et au pas de charge!… ”

La machine était lancée. Scotland Yard tournait à plein régime.

Le Mal avait du mouron à se faire.

“Bon écoutez docteur, que vous vous permettiez d’insinuer que le respect de mes hommes envers moi s’apparentait à de l’idôlatrie, passe encore! Mais que vous me montriez constamment sous les traits d’un poivrot abruti, là c’en est trop…je ne vois vraiment pas en quoi cela est d’une quelconque utilité pour la suite de cette histoire, que Diable…et je m’insurge…

“Vous ne devriez-pas citer le Diable à tort et à travers, mon cher Mops…mais puisque vous semblez tant l’apprécier je pourrais tout aussi bien vous y renvoyer…vous ouvrez la bouche encore une fois et je vous jure que je n’hésiterai pas…puis-je reprendre ?…

Merci…”

 

Chapitre 9

…La nouvelle du meurtre d’un pauvre coolie s’était répandue dans tout l’East-End en moins de temps qu’il n’en avait fallu au désormais sobre super-intendant Mops pour se précipiter à Saint-Katherine’s Wharf sur Limehouse Docks, le nouveau lieu du crime.

Traverser la populace déchaînée que des cordons de policeman contenaient tant bien que mal le long du quai fut la seconde épreuve de sa journée. Comme il s’en était douté les investigations tournaient à la confusion. Entre les vociférations de la foule…Un deuxième meurtre! Encore un! Pire qu’à Spitalfield ! Mais où va-t-on ?…Et les cris d’une cohorte de Chinois, l’enquête, avant même de commencer, avait du plomb dans l’aile.

Suivi comme son ombre par O’Henry, le détective se mit à l’écart et se gratta la tête. Pouvait-on porter foi aux incohérents témoignages qui déjà arrivaient de toutes parts ? Il avisa entre deux policemen un individu en tenue d’officier de marine dont le visage livide était tourné vers un cadavre obscène étalé à ses pieds. Celui-ci portait les mêmes stigmates que ceux de la suppliciée de Spitalfiefd, gonflé comme une baudruche prête à exploser…

Le sergent fit les présentations.

“ Inspecteur, voici monsieur Reginald Stappelton, officier de quart responsable de la manœuvre de déchargement à bord du Jasmin Star en provenance de Canton. Il désirait ne parler qu’à une haute autorité.

“ Comportement honorable et fort compréhensif, renchérit Mops en se rengorgeant, mon brave, la haute autorité que je suis est toute ouïe !

L’officier était visiblement perturbé.

“ Promettez-moi de garder une discrétion absolue sur les propos que vous allez entendre, murmura-t-il sombrement. Dieu m’est témoin que je n’ai rien inventé et, bien qu’ayant éclusé quelques pintes de stout hier au soir, je jure que ce que je vais essayer de décrire n’est ni le fruit d’un éthylisme incontrôlé ni celui de mon imagination, car d’imagination, je n’en ai jamais eu, foi de Stappleton!

“Calmez-vous mon vieux, nous ne demandons qu’à vous croire!

“Soit! Je continue messieurs…Voici ce qui s’est passé :

Il était 20 heures 45 précises. J’étais sur la passerelle avant et je regardais les coolies effectuer les opérations de débarquement de notre cargaison, laquelle, constituée essentiellement des récoltes hivernales des meilleurs feuilles de thé du Yunnan, était destinée à réapprovisionner les entrepôts de Messieurs Twinnings et Lipton.

Mops tout en griffonnant sur son calepin répétait après lui.

“Twinton et…Lipnings…Continuez Stappelton, continuez…

“C’était un joyeux va et vient sur le quai. Il faut dire que ces gaillards, bien que braillant à tue tête dans leur incompréhensible jargon, étaient d’une efficacité étonnante. C’est pourquoi j’avais autorisé ces pauvres bougres à faire une petite pause afin de se désaltérer d’un bol de leur ignoble thé au jasmin dont ils sont si friands. Je les observais avec bienveillance lorsque je remarquai un individu s’approcher d’un groupe de quatre Chinois accroupis autour d’un feu.

Ce personnage sanglé dans une redingote au col remonté jusqu’aux yeux avançait vers eux en titubant. Encore un ivrogne en maraude pensai-je. Je fus fort étonné de voir que mes coolies, si peu engageants de nature, l’invitaient à s’asseoir sur une caisse, lui proposant même une tasse de leur affreux brouet. Et c’est là que la chose arriva. Le bonhomme perdit la tête.

Ce que je veux dire, c’est que véritablement il perdit la tête …

Enfin c’est ce que je crus sur l’instant car ce qui arriva ensuite dépasse tout entendement. Alors que les coolies hurlaient de terreur, l’individu, subitement agité de mouvements désordonnés et compulsifs, se précipita sur l’un des Chinois et, l’agrippant par la natte, le força à s’agenouiller. Muet de stupeur du haut de mon poste d’observation je perçus sous le col de l’homme, l’espace d’un court instant, comme un éclair métallique qui m’éblouit. Sortant de ma léthargie je saisis mon sifflet et soufflai de toutes mes forces puis descendis quatre à quatre la coursive. Hélas, il était trop tard. Lorsque j’arrivai en bas le spectacle était atroce. Le corps sans vie du malheureux Chinois flottait dans une mare d’un liquide fumant qui semblait sortir de sa propre bouche. Le forcené avait disparu comme par enchantement. Les coolies tentèrent de me raconter la scène et, du peu que je pus saisir de leurs baragouinages, il en ressortit ceci:

La tête de l’homme se serait transformée en boîte de conserve prolongée d’un tuyau par lequel, par un artifice diabolique, il aurait forcé la victime à ingurgiter un flot d’eau bouillante causant par là même sa perte. Son sinistre forfait accompli, le monstre, car il faut bien l’appeler ainsi, aurait lâchement fui en plongeant dans les eaux boueuses de la Tamise...

Stappleton paraissait à bout de souffle. D’une main tremblante, il épongea son front couvert de sueur et reprit:

“Il ne m’appartient pas d’alléguer ou d’infirmer les dires de ces pauvres bougres pétris de superstitions ni de porter un quelconque jugement sur cet événement. Néanmoins, un homme est mort dans cette affaire, un homme qui était sous ma responsabilité et dont la fin tragique me hantera jusqu’à mon dernier souffle. Je compte donc dès demain déposer sur le bureau des armateurs de la Compagnie Orientale de la Chine ce témoignage ainsi que ma lettre de démission. Des copies de cette relation seront transmises à l’Archevêché de Canterbury car cette affaire dépasse mes compétences morales et spirituelles. Ensuite, et avec votre permission sir, je me ferai sauter le caisson ...”

Il chancela dans les bras d’O’Henry.

“Allons mon vieux reprenez vous, fit Mops, un grand gaillard comme vous…

 

Chapitre 10

Mops dévisagea le malheureux officier. Noble cœur assurément mais petite nature. La Royale ferait bien de réorganiser ses cadres. Curieux témoignage que le sien. La prudence était de mise d’autant que le navire venait de Canton et qui disait Canton disait opium. Ce Stappelton était peut-être un accro à la pipe !

Plusieurs choses cependant titillaient la subtile matière grise du policier. Le récit du marin comportait une part de similitudes avec le crime précédent. Le Chinois aurait été forcé d’ingurgiter du liquide, tout comme Miss Kellogs. Mais quel liquide ? L’autopsie apporterait  probablement des éclaircissements.

Quant à l’individu en redingote, monstre ou pas, se pouvait-il que ce soit le même que celui décrit par le secrétaire de l’Old Bengali club ?

Et Lipstick ? La plupart des produits de son commerce venaient d’Extrême-Orient. Son interrogatoire s’imposait de toute urgence.

Il en était là de ses réflexions lorsqu’une main gantée se posa sur son épaule.

Ce fut sa troisième épreuve…Il n’avait pas besoin de se retourner pour savoir que cette main appartenait à la plaie de tout enquêteur. Celui qui sous son aspect de dandy à tête d’ange faisait trembler tout le Yard; celui qui d’une seule phrase, pouvait déboulonner un gouvernement, qui d’un mot pouvait déclencher une guerre mondiale; la calamité faite homme; l’enfer sur terre:

Johnny Laphroïg, le fameux reporter du Daily Stinker…

« Qu’est-ce que vous foutez-là Laphroïg ? Qui vous a permis ?…

“Mes hommages Lord Mops! Comment va votre Seigneurie aujourd’hui ? Toujours aussi aimable à ce que je vois, répondit l’autre, un sourire goguenard au coin des lèvres. Vous savez bien que j’ai mes entrées partout…de plus je vais où mon odorat me guide. Plus ça pue plus j’aime ça. C’est pour ça que je vous suis à la trace mon cher Shamrock !

“Non mais dites donc…

“Et aujourd’hui…Il fit mine de renifler Mops, ça sent le canard laqué…le canard laqué…faisandé…

“ Laphroig vous allez me foutre le camp !

“Tsss tsss Super-intendant…calmez-vous…savez-vous ce qu’on raconte dans les rues de Whitechapel ces dernières heures ?…On raconte des choses tout bonnement terrifiantes, à vous faire dresser les cheveux sur la tête, enfin, pas sur la vôtre Mops parce qu’avec les trois poils que vous avez sur le crâne pas de danger que…

“Suffit maudit fouineur!

Sans ménagement, il agrippa le journaliste par le col de son superbe costume en tweed et le souleva jusqu’au cordon de policiers. Mais Laphroïg continuait.

“Ah Mops, quelle misère !…aïe !…tant pis pour vous !…doucement voulez-vous, cette jaquette vaut l’équivalent de votre paie annuelle…quand comprendrez-vous que la presse est votre plus fidèle alliée…

“ Alliée, mes fesses ! Allez Ouste !...

“Mais Mops, entendez-vous les rumeurs? On tue des jaunes à tour de bras!!!…regardez autour de vous, avant de mourir ébouillantés ces gens sont déjà morts de peur. Ils veulent savoir …l’émeute gronde…je peux…nous pouvons mutuellement nous aider…allez Mops, un bon geste…ouille…un mot…rien qu’un mot pour mes lecteurs…ne faites pas ça, Moooooooooops… cria-t-il avant d’être balancé dans la foule qui suivait cet échange avec délectation.

“Du balai !!!! hurla Mops sous les applaudissements du public.

Se relevant comme si de rien n’était au milieu des rires et des quolibets, Johnny Laphroïg s’épousseta avec désinvolture et recala sa casquette à visière d’une petite tape. Quant au dernier mot qu’avait bien voulu lui lancer ce fumier de flic, il se l’était déjà mis, avec son crayon, derrière l’ oreille.

Quel merveilleux titre cela allait faire pour la une de demain…