« Personne n’est parfait !...» fit le chat en haussant les épaules. 

Une queue dépassait de ses babines. A contre-cœur il recracha le pauvre Roméo qui partit se réfugier, tout dégoulinant de bave féline, dans les bras de Giuletta.

Une baffe arriva sur la tête du chat, qui s’en moqua car il n’était déjà plus qu’un sourire …

« C’est qu’il l’aurait croqué l’animal, dit le lapin offusqué, moi qui croyais qu’entre gens de même condition, de même classe, on ne se mangeait pas !

« De même classe, c’est beaucoup dire ! rétorqua le chat en baillant, et puis on ne se mange pas, sauf en cas d’absolue nécessité ! Or l’ennui est justement pour le matou que je suis un cas d’absolue nécessité. Trouvez-moi une occupation et je jure….enfin je promets…enfin je peux toujours essayer de promettre…de me retenir de croquer la souris…

« Suffit vous autres, s’énerva Giuletta, nous sommes presque arrivés et ce n’est pas le moment de…

« Presque arrivés en effet, l’interrompit Nessie, le Monstre du Loch Ness, mais pas tout à fait…mes amis, il semble que nous ayons de la visite… »

Sortant son cou hors de l’eau, il venait avec effroi de s’apercevoir qu’une inquiétante masse oblongue, surmontée d’un long cou en tous points semblable au sien, arrivait droit devant eux.

« Nessie, je ne savais pas que tu avais un frère jumeau, fit Giuletta.

« Moi non plus, souffla Nessie en tremblant, à moins que ce ne soit une sœur jumelle…

Sœur ou frère, cette bête monstrueuse, silencieuse et fumante, venait de  s’arrêter à deux griffes du museau de Nessie. Elle avait, en effet tout comme lui, une peau luisante comme l’acier, une longue épine dorsale surmontée de crêtes acérées et un cou mince et haut qui tournait en tous sens. Maintenant immobile, la bête fixait les voyageurs pétrifiés de ses deux gros yeux globuleux et vitreux qui, étrangement n’étaient pas situés au sommet de son cou, mais sur le dessus de son corps…

« Par Saint-Bugs-Bunny, s’écria avec horreur le lapin, le monstre perd son œil !...

Sous les regards effarés de Giuletta et de ses amis, un des yeux du monstre venait en effet de s’ouvrir en deux. Une violente musique d’orgue explosa alors dans les airs ; elle provenait visiblement de l’intérieur du corps de la bête.

Puis, émergeant lentement de l’œil ouvert, un individu barbu, en costume d’officier de marine, apparut sur le dos de la bête en grimpant lestement par ce qui semblait bien être un escalier, et salua cérémonieusement l’assemblée.

« Il est plus aisé de sortir par un hublot que par un œil, dit l’individu avec une légère ironie, parce que, vous l’avez deviné bien sûr, je ne sors pas d’un monstre de chair, mais bien d’un navire en acier…

« Mais évidemment, fit, vexé, le lapin. Personne ne le niera…

« Personne en effet, c’est pourquoi je ne le nie pas, répondit en souriant l’officier. Comme je ne nie pas avoir échappé à un autre monstre, sur une île, là-bas, au loin…un monstre bien réel celui-là et que vous devriez éviter. Il s’agit d’un ogre gigantesque ne possédant qu’un œil unique en guise de hublot, et auquel j’ai échappé en me cachant sous un mouton et en lui faisant croire que je n’étais personne…

« Ah…fit le blondinet s’intéressant soudain à la conversation, voilà enfin quelqu’un qui va pouvoir me dessiner un mouton...

« Personne ne te dessinera un mouton ! dit le capitaine de l’étrange bâtiment.

« Ne faites pas attention à lui, il a des obsessions, ajouta le chat.

« Un ogre avec un œil unique ! C’est n’importe quoi ! s’exclama le lapin, qu’est-ce qu’il ne faut pas entendre de nos jours ! On croise vraiment n’importe qui par ici !...

« Pas n’importe qui, s’énerva l’officier, Personne !...

« Mais oui, c’est ça, Personne, renchérit le chat, bientôt il va nous dire qu’il est l’homme invisible !...

« Mais puisque je vous jure que je suis Personne !...

« Ben voyons…ricana le lapin, et je suppose que, puisque vous n’êtes personne, vous allez aussi nous dire que vous n’allez nulle part !...

« Mais pas du tout ! Je vais effectivement quelque part, rétorqua le capitaine, et c’est curieux que vous me disiez cela car j’ai croisé hier un autre navire transportant de curieux navigateurs accompagnés de deux chiens dont un ne sentait pas très bon et qui venait justement de nulle part…de l’île de Neverland précisément…Ils disaient vouloir aller sur l’île Maurice…

« L’île Maurice !...C’est là que nous allons aussi ! s’écrièrent-ils tous.

« Et bien alors vous êtes presque arrivés ! C’est droit devant vous ! Evitez juste le cyclope…Personne vous aura prévenus !

La capitaine taciturne salua à nouveau, fit demi-tour et s’apprêtait à redescendre dans son vaisseau lorsque Giuletta lui demanda encore :

« Pourquoi ne viendriez-vous pas avec nous ?

L’officier sourit tristement.

« Je vous remercie de votre offre, mais ce genre d’aventure n’est plus de mon âge…j’aurais été beaucoup plus jeune, pourquoi pas…non, continua-t-il avec nostalgie, je crois que je vais simplement retourner à Slumberland... »

Et il disparut dans le ventre du Nautilus…

« Personne n’est parfait… » fit le chat en haussant les épaules.