« Jane ?...C’est vous, Jane ?....C’est bizarre très chère, je ne me souvenais pas que votre cou était si long et si…rugueux !... »

« Non, fit Lulu la tortue luth, en tentant de se dégager du bras musculeux et rose qui venait de la saisir alors que, pour fuir la horde de ces balourds de monstres en passant de branches de palmiers en branches de palétuviers avec ses amis, elle venait de s’accrocher à ce qu’elle croyait être une liane.

« Non, ce n’est pas Jane, fit elle, c’est Lulu…et puisque vous n’êtes visiblement pas une liane, est-ce que vous voulez bien me lâcher je vous prie ?

« Par Saint-Georges, fit l’homme aux longs cheveux blonds à qui appartenait le bras qui venait de laisser tomber sans ménagement la pauvre Lulu. Que vous est-il arrivé ma pauvre Jane ? Quel étrange accoutrement que le vôtre ! La mode à Greystoke Castle a-t-elle changé à ce point depuis mon départ pour que vous portiez une telle carapace à la place d’une robe de soirée ?... »

Billiwong Billidong, le koala sur l’épaule, venait, lui aussi, de se poser au sol.

Le grand blond, qui ne portait qu’un petit pagne autour de la ceinture, les dévisagea, l’air hagard, puis poussa un grognement. Il décrocha une banane d’un régime suspendu à sa ceinture et l’engloutit d’un coup sans l’éplucher.

Il se pencha ensuite vers Lulu et lui tendit une autre banane.

« Il faut reprendre des forces mon amie. Faire du cross-country en cette saison, ça creuse et je vous trouve une petite mine. Une crème de jour vous ferait le plus grand bien. Vous avez des rides, là et là, qui vous vont certes à ravir, mais qui, permettez au tendre ami que je suis de vous le dire, vous vieillissent quelque peu… »

En plus d’être sourd il n’a pas l’air d’avoir toutes les noix de coco à tous les étages…nous voilà bien, soupira Lulu.

« Je n’ai pas l’honneur de connaître vos amis, continua l’ahuri, des compagnons de whist sûrement ? Au fait, avez-vous assisté au jubilé de la reine à Ascot ? On m’en a dit le plus grand bien… »

Sans attendre de réponse il se tambourina furieusement le torse et poussa un monstrueux hurlement auquel répondirent des barrissements d’éléphants, des cris de singes et des rugissements de lions.

« Ahhh, dit-il, vous entendez ?...

Il ressaisit Billiwong Billidong, Lulu, le koala, les fourra sous ses bras et disparut avec eux dans les arbres.

« Five o’clock ! cria-t-il joyeusement. Wonderfull ! Le thé est servi ! J’adore la tradition…pas vous ?... »

 

 

Billiwong Billidong ne voyait pas comment sortir de cette situation grotesque.

Il désespérait de faire comprendre à cet hurluberlu en culotte de panthère qu’il ne faisait pas partie de l’aristocratie britannique…

Il essayait bien de lui expliquer que son didgeridoo n’était pas une batte de cricket révolutionnaire, que le koala ne se mangeait pas avec de la sauce à la menthe et que Lulu la tortue ne serait jamais prête pour ouvrir le prochain bal à Buckingham Palace. Mais rien n’y faisait, le grand escogriffe sautait de branche en branche en étant persuadé d’évoluer dans un manoir écossais…

Et puis, c’est au moment où on s’y attend le moins que, sans aucune explication, les situations les plus inextricables se résolvent comme par magie.

Vous avez l’impression que jamais vous ne pourrez  sortir de ce labyrinthe et voilà qu’une porte s’ouvre. Vous coulez irrémédiablement au fond de l’eau et soudain une bouée apparaît au bout de votre main. Vous cherchez désespérément un kangourou et voilà qu’il vous saute sur les genoux…

C’est donc à cet instant précis que le miracle arriva sous la forme d’un orage soudain, un orage monumental, violent, phénoménal qui, en l’espace d’une seconde, dévasta tout sur son passage…

L’impossible Lord disparut avec lianes et bagages et nos trois amis furent happés par une gigantesque trombe qui les souleva comme des fétus de paille et les emporta loin dans les airs. Ils étaient dans l’œil du cyclone, les éclairs zébraient le gouffre dans lequel ils tourbillonnaient comme des toupies, les coups de tonnerre y étaient assourdissants.

Puis, aussi soudainement qu’elle était apparue, la tempête sembla se calmer et la tornade les reposa, sains et saufs, sur une plage de sable blanc.

Le ciel était toujours couleur de plomb mais les cataractes d’eau se transformèrent peu à peu en fins rideaux de pluie.

Au loin, le brouillard qui se déchirait laissa apparaître sur la ligne d’horizon, les contours vaporeux d’une île…

« Embarquement immédiat pour l’île Maurice ! dit une voix métallique et joyeuse émergeant de la brume. Pas besoin de prendre vos tickets, le voyage est gratuit…»

La voix appartenait à un curieux personnage, tout de fer vêtu et coiffé d’un entonnoir. Il montra une barque qui clapotait au bord de l’eau et continua.

« Montez, il faut faire vite sinon je vais rouiller, et vous aussi…

Un second personnage, attifé comme un épouvantail, déboula en trébuchant et ajouta :

« Dépêchez-vous les amis, avant que les corbeaux ne me piquent toute ma paille…

Un troisième personnage, un lion rapiécé, surgit sur ces entrefaites et bouscula les deux autres.  Il tremblait de tous ses membres, regarda fébrilement le ciel et soupira :

«La pluie, encore la pluie, toujours la pluie…ce Magicien me rend morose…

Les trois individus poussèrent vivement Billiwong Billidong, le koala et Lulu la tortue dans l’embarcation. Ils sautèrent dedans et se mirent à ramer  en cadence.

« Vous êtes sûr que c’est par là que nous devons aller ? demanda Lulu.

« On ne peut pas se tromper, répondit l’épouvantail. Il se tourna vers l’avant de la barque et ajouta:

« Regardez…

Un gigantesque demi-cercle de toutes les couleurs illuminait le ciel.

« Vous êtes bientôt arrivés, dit l’homme en fer blanc, pour vous, c’est juste de l’autre côté de l’arc-en-ciel… »