Le Pangolin et le Pingouin lent - Chapitres 41 à 45 - Catalogue en ligne de votre médiathèque

Chapitre 41

Chaque jour Billiwong Billidong s’émerveillait de son nouveau et aquatique terrain de jeu. Lulu, elle, s’émerveillait de la rapidité avec laquelle Billiwong Billidong absorbait les nouvelles connaissances. Cet humain-là était fait pour vivre dans la mer, il ne lui manquait que des branchies.

Lui qui n’avait quasiment connu comme couleur que le rouge s’était vite habitué à toutes les nuances possibles et imaginables de bleu.

Le bleu pâle au-dessus des bancs de sable, l’indigo ténébreux des abysses sans fond, le bleu d’émeraude des récifs huîtriers, le bleu verdâtre des immenses forêts d’algues, le bleu azuréen de certains coraux. Il se réjouissait de tout ce bleu, mais celui-ci, il l’apprendrait à ses dépens, pouvait parfois réserver des surprises…désagréables.

Car dans le bleu de l’océan, il n’y avait pas que de l’eau. Il y avait aussi des poissons. Beaucoup de poissons. Des petits poissons, des gros poissons et parfois même de très très gros poissons. Il lui fallut donc aussi apprendre à cohabiter avec eux. La chose n’avait pas été si facile, car si certains s’étaient montrés tout de suite plutôt amicaux, comme les exocets, les poissons volants, d’autres en revanche avaient été plus réticents.

Dès les premiers jours de tortue-navigation, le bouche à ouïe avait en effet fonctionné à toute vitesse. Les courants sous-marins avaient colporté la nouvelle : Lulu la tortue-luth avait un locataire sur le dos. Ce locataire était un humain pas très beau. Qui jouait de la musique comme un pied avec un bout de bois. Et cet humain serait à la recherche d’un Kouglouglou glou…

Comme la dernière information avait été transmise par un poisson-ballon réputé sourd comme un pot on n’était pas certain qu’elle soit exacte.

Mais pour le reste c’était bien suffisant pour attiser la curiosité de tout la faune subaquatique.

Les premiers à se manifester furent une famille de poissons clowns.

Ils firent tellement rire Lulu qu’elle faillit en faire tomber Billiwong Billidong.

Ensuite vinrent les poissons chats qui ne firent que miauler, les grondins qui ne firent que gronder, les morues hilares, les mérous mécontents, les rascasses à grandes bouches, les thons à petites bouches, bref, tout ce qui comptait d’écailles dans les parages voulut voir le phénomène. Ce fut une belle cohue.

«  Tu es devenu une star, soupira Lulu, je ne sais pas comment je vais calmer tout ce petit monde … »

«  Moi je sais comment les calmer ! tonna une voix qui arrivait des profondeurs…

Dans une immense gerbe d’eau, une énorme baleine blanche venait d’apparaître, faisant de tels remous que tous les poissons disparurent d’un coup.

«  Ah….On se sent mieux comme ça, fit-elle en s’ébrouant, rien ne vaut un peu d’intimité. Pour écouter de la bonne musique, il vaut mieux être en petit comité, pas vrai ma Lulu ?...

« Tu as tout à fait raison vieille canaille ! Toujours aussi mélomane à ce que je vois! gloussa Lulu, Bongbongbong mon chou,  tu ne jouerais pas un morceau pour notre chère amie, Mélo Dick ?... »

Chapitre 42

En ce temps-là, certains cétacés ne pouvaient se passer de musique.

La raison en était simple, à force de passer leur vie sous-marine à chercher du plancton pour se nourrir, ils traversaient sans cesse de vastes étendues d’algues immondes, des forêts de fucus nauséabonds ou de goémons en pleine décomposition. Ils ressortaient de là recouverts de mousses urticantes qui leur collaient à la peau et les démangeaient atrocement. Ce qui les rendait évidemment très agressifs, c’était le cas en particulier de certains orques.

Il n’existait qu’un seul remède à ce cruel désagrément, c’était l’écoute, par ces monstres délicats, d’un joli morceau de musique.

Encore fallait-il que ces cétacés aient l’ouïe musicale, ce qui n’était pas donné à tous les mammifères marins. Il fallait aussi que quelqu’un, ou quelque chose, joue de la musique, ce qui n’était pas non plus évident à trouver. Des poulpes soufflant dans des ortolans faisaient parfois l’affaire, le son était médiocre, mais il fallait bien s’en contenter.

Mélo Dick était mélomane. Et couverte de mousses.

Cette fois on avait un vrai musicien. Avec un vrai instrument. Lulu demanda le silence. Chacun avait pris sa place : les petits marsouins aux premiers rangs, les dauphins derrière, puis les baleineaux, les cachalots et quelques vieilles baleines tout au fond. Mélo Dick expulsa un long jet par son évent.

Billiwong Billidong saisit son didgeridoo.

Le concert pouvait commencer…

Billiwong Billidong n’avait jamais eu autant de public. La première note eut du mal à sortir, le trac probablement. Les suivantes mirent un peu de temps à se faufiler le long du didgeridoo. Le son, inaudible au départ, frissonna peu à peu, les vibrations enflèrent, enflèrent puis finalement se déversèrent dans l’air et dans l’eau comme une tempête tropicale ! De mémoire de cétacés, dirent les baleines, il n’y eut jamais, depuis des siècles, de spectacle d’une telle qualité ! Ce fut un triomphe ! Un ouragan de bravos se déversa sur Billiwong Billidong. Des flots de bouquets d’algues furent projetés de toutes parts. L’artiste salua la foule en délire.

Mélo Dick se précipita vers Billiwong Billidong toujours en équilibre instable sur Lulu. L’énorme baleine était si heureuse qu’elle voulut les embrasser.

« Pas trop près Madame Dick, pas trop prêt ! fit Lulu, l’amour c’est une chose, les remous c’est autre chose…

« Oh pardon ma Lulu ! Mais tu avais raison ! Ce petit gars est un génie ! Regarde, c’est formidable, je ne me gratte plus, toutes mes mousses ont disparu !...

« C’est moi qui ai fait ça ? demanda Billiwong Billidong, comment est-ce possible ?

« Ahhhh mon cher, on voit que tu n’es pas encore habitué aux mystères du Pacifique. Mais comme tu fais maintenant partie de la famille, retiens bien ce que je vais te dire, c’est un proverbe qui se transmet depuis la nuit des temps aquatiques de génération de baleines en génération de cachalots.

« Et c’est quoi ce proverbe ?

Mélo Dick prit un air sentencieux et déclara :

«  La musique adoucit les mousses… »

…Et ça marche !... »

Chapitre 43

Poème aztèque écrit sur une feuille d’eucalyptus un soir de grande lassitude par un scribe impérial en proie au désespoir :

Des volatiles de pacotille,

Tout un trio, est-ce bien utile ?

Deux idiots, c’est déjà un de trop,

Mais trois casse-noix, quel désarroi !

Quand j’entends l’ara qui rit, je veux juste lui couper le kiki,

Quand j’entends l’ara qui pleure, je me sens l’âme d’un écorcheur,

Quand j’entends le colibri, j’ai envie d’en faire du hachis.

Qu’ils se taisent, ces horreurs,

ou je fais des braises de leur cœur !

Qu’ils ferment leur bec, ces crétins triples,

ou je fais des biftecks de leurs tripes !

Qu’elles bouclent leur bec, ces brutes infectes,

Ou de leur tête je fais des pastèques !

Quelle sinistre malédiction de supporter ces cornichons,

Quelle déveine, quel mauvais sort, d’avoir sur les bras ces butors,

Quelle tuile, quelle pestouille, d’avoir à souffrir ces andouilles !

Au premier puits je les balance,

Plus de problème, plus de malchance !

Fini les embrouillaminis,

Couic les aras et le colibri !

Vive la lumière, au revoir la brume,

Ouste le duvet, adieu les plumes !...

Chapitre 44

« Trrrrrès mauvais poète !...Acocoyotl, tu es un trrrrès mauvais poète !...

Ce n’est pas pourrrrr t’offenser mais ton poème est vrrrrraiment nul !...

soupira Arakara, je ne sais pas moi, tu aurrrrais pu écrrrrire quelque chose de plus…agrrrressif, comme : « Môssieur, si j’avais un tel bec il faudrrrrait sur le champ que je le cadenasse ! » ou de plus…descrrrriptif : « Môssieur votrrrre bec, c’est une grappe, que dis-je une grappe, c’est une péniche nulle…ou de plus naïf : «Ce porte-plumes, quand est-ce que je l’enfume ? » ou encore…

« Ca suffit ! Assez ! Stop ! hurla Acocoyotl Polichtitli, ou je vais regretter de vous avoir enlevé vos bâillons !...Si vous n’avez rien de plus à m’apporter que vos sarcasmes stériles, je vous en supplie, ou plutôt je vous préviens, gardez vos criailleries pour vous et laissez-moi réfléchir… »

Il se pencha sur la carte du Yucatan qu’il avait sorti de son sac et se perdit dans les méandres du document. Il se parlait à lui-même : 

«…Une hypothèse : si j’étais le Quetzalcoatl, je dis bien, si j’étais…Par où irais-je ?....Est-ce que je chercherais à me cacher ? Et où me cacherais-je ? Est-ce que je chercheraisà manger ? Qu’est-ce que ça mange, d’ailleurs, un Quetzalcoatl ? » Il se tourna vers les oiseaux. «  Des perroquets ! Je crois que ça raffole des perroquets, en salmigondis, en salade, en tacos, en tortilla ! Mhhhhh une tortilla de perroquet aux haricots rouges, ça doit être délicieux, non ?... »

« Moi je crrrrois plutôt que le Quetzalcoatl, ça adorrrrre le rrrragoût de scrrrrribe…tenta vainement Arakara. Mauvaise idée. Il n’en fallut pas plus pour que les trois oiseaux recommencent à croasser. Mais pas longtemps.

Trois tours de lianes bien serrés venaient à nouveau de les réduire au silence. « Je vous avais prévenus ! » soupira Acocoyotl, et il replongea dans sa carte.

Cette carte, dont le vol sacrilège constituait un acte de trahison supplémentaire, était assez particulière. Elle lui avait été confiée par le général en chef des armées de l’Empereur afin qu’il reporte sur le codex certaines indications confidentielles. Elle n’était pas qu’une simple description géographique, plutôt précise du reste, du vaste empire Aztèque, elle débordait aussi vers l’Est, vers les territoires des Mayas, les ennemis de toujours et donc vers l’Océan Atlantique.

Elle indiquait surtout, et assez précisément, les lieux où avaient débarqué, arrivant sur d’immenses canoës, ces mystérieux étrangers à la peau blanche et aux cheveux roux pour certains, armés jusqu’aux dents, habillés de fer, montés sur de gigantesques animaux rapides comme des guépards, et dont on ne savait pas si les intentions étaient pacifiques, ou pas, s’ils avaient été envoyés par les dieux…ou par les démons.

Ces lieux étaient signalés par de petits drapeaux rouges. Ils n’étaient pas seulement cantonnés au littoral car, au dire des informateurs, ces étrangers avaient quitté la côte, ils avançaient vers l’ouest, à travers la jungle, en direction de Tenochtitlan.

Et, si les mesures reportées sur la carte par Acocoyotl depuis sa fuite étaient bonnes, lui et ses trois compagnons emplumés, se trouvaient juste au centre de ces petits drapeaux…

Chapitre 45

« Mmmmmm…gémit Arakara en se tortillant

« Tais-toi tu me fatigues, grommela Acocoyotl toujours penché sur sa carte.

« Mmmm…Mmmm…gémit Urukuru, les yeux exorbités.

« Toi aussi tu me fatigues, continua l’aztèque.

« Mmmmm ! Mmmmm ! Mmmmm…gémit le colibri, qui dardait désespérément son petit bec fin au-dessus de la tête d’Acocoyotl.

« Vous me fatiguez tous les trois…Vous ne voyez pas que…

« MMMMMMMMMMmmmm…fit une grosse et quatrième voix métallique derrière Acocoyotl, MMMMmmmmm….Ahhhh Caramba !…Santa-Maria soyez bénie ! Ca va mieux sans la visière !... »

Acocoyotl lâcha sa carte de stupeur. Il se leva, se retourna et se retrouva nez à nez avec un étrange personnage qui le toisait avec dédain.

Le dépassant de deux bonnes têtes, l’individu était entièrement harnaché de feuilles de métal plus ou moins cabossées qui le recouvraient des pieds jusqu’aux épaules. Des lambeaux de cottes de maille pendouillaient lamentablement entre les jointures des bras et des jambes. Sur la tête une espèce de pot de fer troué lui tenait lieu de casque. La visière en était à moitié arrachée et laissait entrevoir un visage émacié agrémenté d’une moustache et d’une barbiche aussi pelées l’une que l’autre. Sous d’épais sourcils broussailleux, deux yeux narquois observaient avec un mépris amusé le pauvre Acocoyotl. L’homme se pencha vers lui, lui tendit le long bout de ferraille rafistolé qu’il portait à ses côtés et dit :

«  Tenez mon brave, prenez ma noble lance et faites la briller je vous prie. Il ne sera pas dit que je me présente aux gentes dames de la cour de L’empereur avec des armes usées. Nous, les fiers chevaliers de la suite du très honorable seigneur et grand capitaine Hernan Cortez de Monroy, avons une certaine idée de l’honneur, choses que vous, les indigènes, ne pouvez comprendre… »

Devant l’air ahuri d’Acocoyotl, il continua l’air contrarié :

« Madre de Dios, si vous n’y arrivez pas il va falloir vous montrer les bonnes manières ! Heureusement mon fidèle domestique va vous montrer comment procéder ! Le bougre est un peu rustre mais efficace et bon garçon… »

Un petit bonhomme rondouillard et rougeaud fit son apparition, les bras couverts de ballots et d’ustensiles de cuisine.

«  Me voilà, me voilà, mon bon et généreux et grand et majestueux maître, j’arrive j’arrive…

«  C’est un Andalou voyez-vous, poursuivit le grand escogriffe devant un Acocoyotl sidéré, et chez les Andalous le sang bouillonne, c’est pourquoi au lieu de l’appeler vulgairement Pedro…ou Ernesto… je l’ai nommé « Sang-Chaud »…Allez mon bon Sang-Chaud,  viens un peu par ici !... »

 «  Mais qui êtes-vous enfin ? réussit à articuler Acocoyotl, reprenant peu à peu contenance.

« Comment qui je suis, gronda le curieux personnage, qui je suis ?...Mais tout le monde me connaît voyons, de Tolède jusqu’à Valladolid, de Vera Cruz jusqu’à Coatépoc, de l’Andalousie jusqu’à Tenochtitlan, tout le monde chante les louanges et les faits d’armes du très magnifique gentilhomme et plaisant et ingénieux hidalgo…

C’est-à-dire moi : Don Quijote de la Mancha !... »

« Y muy loco !.... » fut à cet instant, ce que Sang-Chaud pensa…