Le Pangolin et le Pingouin lent - Chapitres 36 à 40 - Catalogue en ligne de votre médiathèque

Chapitre 36

Il fallut une bonne dose de diplomatie à Tchang-Lu pour rétablir le calme.

Inutile de dire que les tigres ne voyaient pas d’un bon œil un léopard s’immiscer sur leur territoire. Le léopard quant à lui évoquait la clause d’entraide entre félins en cas de problèmes vestimentaires, clause dont évidemment les tigres n’avaient jamais entendu parler. Les griffes étaient sorties, les dents prêtes à mordre. Tchang-Lu s’interposa.

« Ecoutez les matous, dit-il, il va falloir vous calmer. Lao-Tseu a dit : 

«  Quand le tigre éternue le léopard se mouche et quand le léopard se mouche c’est le tigre qui éternue !». Les fauves restèrent interloqués par tant de sagesse. Il continua : « De la peinture, il y en aura pour tout le monde. Vous avez été, les uns comme les autres, abusés par ce maudit pangolin, avec toutefois un peu de légèreté de votre part…» Les matous grommelèrent. « Mais comme je me sens un peu responsable de ce chaos, je dois y remédier, pour les uns comme pour les autres. » Il reprit donc son encre et ses pinceaux et s’installa.

« Monsieur le léopard, asseyez-vous je vous prie…

« A une condition, dit le tigre, je ne pisserai pas sur la peinture que vous utiliserez pour ce chaton d’opérette !

«  Manquerait plus que ça, grinça le léopard, je vais pisser tout seul sur MA peinture !...

«  Eh quoi, hurla Jerry Khan, elle n’est pas assez bonne pour toi, notre pisse ?!.. »

Tout allait dégénérer lorsque, sans crier gare, deux hyènes rayées, mais sans rayure, firent leur apparition.

« C’est ici qu’il est le docteur des rayures, c’est ici qu’il est ? » glapirent-elles en ricanant.

« Le docteur, je ne sais pas…mais le boucher, il n’est pas bien loin » murmura Jerry Khan en se pourléchant les babines.

« Place ! Place ! fit une toute petite voix ! Poussez-vous gros lards ! Vous ne voyez pas qu’il y a urgence ! » C’était une minuscule coccinelle, toute rouge, mais sans aucune tache noire. Elle venait de se poser sur la main de Tchang-Lu.

« Celui qui joue avec le pangolin est plus idiot que le plus idiot des ânes, mais celui qui répare les dégâts est encore plus idiot ! » dit Tchang-Lu !

« Qui a dit ça, demanda la coccinelle, Lao-Tseu ?

« Non, c’est moi ! » soupira Tchang-Lu.

Et il se remit au travail…

Chapitre 37

Le turbo-morse zigzaguait dans la nuit.

Sans ordres précis il laissait son instinct déterminer la direction à suivre.

La bagarre générale au Fast-Foque du Nord avait laissé des traces. Tulurgglurkuk, qui après avoir reçu quelques mauvais coups avait réussi à mettre les deux grizzlis K.O, tanguait dangereusement sur le dos du morse et menaçait de tomber à chaque virage. Chien-qui-pète quant à lui gémissait, serré entre les jambes de son maître, et n’en menait pas large. Les coups qu’il avait pris dans l’arrière-train venaient plus de la botte de Tulurgglurkuk que de celles des autres protagonistes de l’échauffourée qui, au passage, avait entièrement détruit le restaurant.

Non seulement une bande d’ours mal léchés et furieux voulaient maintenant leur faire la peau, mais la P.M.C. ( la Police Montée des Caribous) était sûrement aussi à leur trousse. Manquait plus que ça…

La bonne nouvelle c’était qu’ils avaient pu faire le plein de nourriture et qu’ils avaient rempli le réservoir du turbo-morse de harengs gras.

Mais c’était vraiment la seule bonne nouvelle, car dans l’immensité de la forêt enneigée, sous le silence d’un ciel plus plombé que jamais et sans le secours des étoiles, ils avaient cette fois réellement perdu la trace du pingouin lent.

Même Nanuuq-le-Grassouillet ne se manifestait plus.

Tulurgglurkuk resserra les talons. L’équipage freina brusquement, les dents du morse se soulevèrent faisant crisser des gerbes de neige. Chien-qui-pète bascula dans la poudreuse et pour une fois ne se plaignit pas.

« On fait un feu, marmonna Tulurgglurkuk, je vais chercher du bois, toi tu ne bouges pas, tu ne dis rien, tu ne pètes pas, tu n’existes pas… »

Il disparut derrière un taillis et s’enfonça jusqu’à la taille. L’épaule toujours douloureuse, il ramassait les branches avec difficulté. L’oreille coupée et l’œil au beurre noir que les grizzlis lui avaient laissé en souvenir l’empêchaient d’avoir une vision et une ouïe parfaitement claires.

C’est pourquoi il ne vit, ni n’entendit rien…

Elle était là, assise en tailleur sous d’épaisses couvertures de fourrures, dégustant lentement un morceau de viande crue. Un large sourire dégoulinant de graisse illuminait son visage. Avec un certain amusement elle regarda Tulurgglurkuk arriver vers elle, tête baissée et les bras chargés de bois.

Ses yeux pétillaient de malice. Elle s’essuya la bouche d’un revers de manche.

« Ahhhhh, fit-elle joyeusement, enfin de la compagnie ! Tu viens me tenir chaud mon mignon ?... »

Chapitre 38

De stupeur, Tulurgglurkuk lâcha tous ses bouts de bois.

La femme inuit éclata de rire. Couchée à ses pieds, une grande chienne mi-louve mi-husky, blanche comme la neige, se leva d’un bond et se mit à grogner. La femme la calma d’une bourrade et lui envoya dans la gueule son dernier morceau de viande. Tout en faisant signe à Tulurgglurkuk d’avancer, elle continuait à pouffer de rire.

« Approche, je ne vais pas te manger. Ma chienne non plus, quoique…Mais tu as de la chance étranger, c’est une louve délicate, elle ne mange pas de viande faisandée... »

Tulurgglurkuk n’avait encore pas dit un mot. Il se traînait, abasourdi, à quatre pattes vers cette femme étrange quand Chien-qui-pète jaillit derrière son dos, sauta sur ses épaules et l’enfonça un peu plus dans la poudreuse.

Chien-qui-pète s’arrêta net devant la femme hilare. Quelle bonne blague cette inconnue  venait-elle de raconter à son maître pour se gondoler de la sorte? Et où était passé son maître d’ailleurs ? Et qui était cette magnifique créature assise à côté de l’inconnue et qui le regardait d’un air dégoûté ?

La magnifique créature aboya sèchement. Elle s’adressa à Chien-qui-pète :

« C’est toi qui pues de la sorte ? Quelle infection !  

«  Non pas du tout, répondit Chien-qui-pète. Il tourna la tête de droite et de gauche, ça doit être mon maître, Tulurgglurkuk, je lui ai dit cent fois de se laver plus souvent mais tu sais ce que c’est les humains, plus ils sont sales mieux ils se portent...

« Ahhhh tu me l’as dit cent fois !!!!! » s’écria Tulurgglurkuk en se relevant péniblement de dessous Chien-qui-pète. Il secoua la neige qui l’ensevelissait et l’attrapa par les oreilles. » C’est cent fois que je vais t’étrangler stupide animal !... »

La femme inuit et sa chienne blanche hululaient à s’étouffer, elles avaient bien du mal à contenir leur fou-rire.

«  Eh bien…Eh bien…dit la femme en reprenant son souffle, je ne savais pas qu’un cirque avait débarqué ici. Ça fait bien longtemps qu’on ne s’était amusé comme ça ! Pour la peine étranger viens un peu t’assoir et partage notre souper. Ton chien aussi peut s’assoir, nous nourrissons même les idiots.

Et raconte-nous un peu ce qu’un homme qui préfère ramper plutôt que marcher fabrique dans cette contrée perdue.

J’adore les histoires qui ne tiennent pas debout… »

Elle tendit un morceau de foie saignant à Turlugglurkuk qui le prit avec force remerciements.

«  Je me nomme Tululurgglurkuk, du clan des cachalots à fourrure et voici mon chien, Chien-qui-pète…

«  Le bien nommé… », répondit dit la femme en gloussant. Elle se rapprochait insensiblement de Tulurgglurkuk. « Enchanté fils du clan des cachalots à fourrure. Mon nom à moi est Tanarak Tanarakak, qui veut dire Petite Fille de la Toundra, mais tu peux m’appeler Tanarak tout court. Je suis du clan des Petites Filles de la Toundra. A vrai dire c’est un tout petit clan. Tu as devant toi la seule membre de ce clan… Et voici ma louve : Tanarakaklaklaklaklaklaklakkkk , qui veut dire Chienne-de-Petite-Fille-de-la-Toundra, mais ça peut s’entendre aussi  comme : Chienne-qui-ne-pète-jamais-et-qui-sent-toujours-bon.

«  Je m’en doutais, grogna Chien-qui-pète, encore une snob !... »

Chapitre 39

« Tu veux savoir ce que je fais par ici ?… Je pourrais te retourner la question, Fille-de-la-Toundra, commença Tulurgglurkuk, qu’est-ce qu’une femme comme toi fait ici toute seule ? Tu n’as pas de famille ? Pas d’époux ?...

« Des poux ?  Quelle horreur ! rétorqua Tanarak, naaaaan je n’en ai pas ! Mais toi tu dois en avoir plein des poux, et des puces aussi !…Et puis je ne suis pas toute seule, j’ai ma louve…Un proverbe de mon clan dit : «  Il vaut mieux être deux que mâle accompagnée ! » Et bien c’est mon cas, je suis accompagnée de ma louve, et je m’en porte très bien !...

« Qu’est-ce qu’une poulette comme toi fait ici toute seule ? Tu n’as pas de mâle dominant avec toi ? demanda, avec son air le plus décontracté possible, Chien-qui-pète à la chienne blanche.

Le coup de patte qu’elle lui décocha le fit hurler de douleur.

« D’abord triste imbécile, je ne suis pas toute seule, j’ai mon humaine avec moi !

Deuxièmement c’est moi la femelle dominante, il va falloir que tu te mettes ça dans ta vilaine caboche !

Et enfin troisièmement, s’il te plaît…VA PETER PLUS LOIN !!!!!! »

Tulurgglurkuk n’avait pas vraiment l’habitude de discuter avec une femme.

Il n’avait pas vraiment l’habitude de discuter avec  un homme non plus d’ailleurs. Ce petit échange le laissait perplexe, cette Tanarak n’était pas désagréable, un peu brute certes, mais il ne savait pas trop quelle attitude adopter avec elle. Devait-il continuer à converser de tout et de rien pendant des heures ? Ou devait-il, comme il en avait entendu parler lors de réunions de vieux chasseurs, la saisir violemment par les cheveux, la suspendre par les pieds à une branche de sapin, la laisser hurler pendant des heures puis la fouetter avec des branches de sauge en poussant des chants guerriers ?

Tanarak ricana.

« La première solution me semble plus adaptée à la situation, dit-elle.

«  Ahhhh…Tu lis dans mes pensées Fille-de-la-Toundra ! dit Tulurgglurkuk confus, très bien… tu préfères donc discuter de tout ?...ou discuter de rien ?....

« Ne sois pas plus stupide que ton chien ! Je crois que ni toi, si tu es bien celui que je crois, ni moi, n’avons de temps à perdre…Nous sommes tous deux en chasse il me semble…

«  Comment ça ?

«  Figure-toi que j’ai un certain don de double-vue, c’est une autre particularité de mon clan…Et ma double-vue m’a doublement dit que tu étais sur les traces d’un certain pingouin, est-ce vrai ?

«  Ma foi oui ! dit interloqué Tulurgglurkuk, décidément tu es une drôle de femme ! Mais toi, que cherches-tu ?

«  Qui cherches-tu, tu veux dire ! En vérité c’est une curieuse histoire…

« Comme toutes les filles de mon clan je suis une chasseuse d’ours blanc. Il y a une semaine de ça je pistais avec ma louve un grand mâle sur une portion de banquise où je savais qu’il se cachait.

Soudain il est là, derrière un monticule de glace. Je le sens, je l’entends, je retiens mon souffle, j’arme mon arc, je perçois le souffle de la bête, il sort, je vais décocher ma flèche…Et là, je ne peux pas tirer…

«  Mais pourquoi ?

« As-tu déjà vu un ours polaire à la fourrure blanche entièrement rayée

de noir ?... »

Chapitre 40

« Le vent est un merveilleux musicien…

Plus fort que n’importe qui, jamais à court de surprise, jamais là où on l’attend, il saute d’une note à l’autre comme un wallaby saute d’un buisson à un autre, mais le wallaby s’arrête pour manger, pas le vent, le vent ne mange pas, ne boit pas, ne dort pas, il fait de la musique, aujourd’hui, il joue avec les vagues.

Et moi Billiwong Billidong, je l’accompagne… »

Il n’avait pas fallu longtemps à Billiwong Billidong pour s’habituer à tenir en équilibre sur le dos de Lulu la tortue luth. Au départ, forcément, l’apprentissage s’était soldé par quelques belles chutes dans les rouleaux. Le plus dur avait été de passer la barrière de corail mais Lulu était un bon professeur et Bongbongbong, comme elle l’appelait, était un bon élève.

Accoutumés à courir sur toutes sortes de sable, ses pieds avaient pourtant eu bien du mal à contrôler cet élément imprévisible qui s’enroulait autour de ses jambes au pire moment, qui s’ingéniait à vous emporter au loin, qui vous rentrait dans la bouche, le nez, les yeux et qui vous faisait comprendre que le maître ce n’était pas vous, mais elle, l’eau !...

Et l’eau ne se tenait jamais tranquille. Parfois immobile comme un crocodile qui faisait semblant de dormir elle pouvait en une fraction de seconde devenir aussi menaçante qu’un volcan avec des vagues comme des coulées de lave plus hautes que les nuages et des tourbillons qui vous avalaient plus rapidement que les pires sables mouvants des marais du Queensland.

Cette eau-là, il avait réussi à l’apprivoiser.

Et puis il y avait le vent.

Ce vent n’avait rien à voir avec celui du désert. Il était terrible le fameux Willy-Willy, le vent de son désert, mais il le connaissait bien, il n’avait jamais eu peur de ce typhon de sable qui descendait en rafales, emportait tout sur son passage, sauf lui, et à qui il devait en partie son nom.

Mais ce nouveau vent-là, ce vent joueur et indomptable, ce vent musicien chargé de millions de gouttes d’eau cristallines comme autant de notes discordantes, ce vent dont la mélodie lui était jusqu’alors inconnue, Billywong Billidong, à force de patience et parce que ses oreilles avaient percé son secret, ce vent, Il l’avait finalement dompté…

Et un jour, le vieil Océan Pacifique, pour la première fois de sa très longue vie, entendit le son vibrant émis par un petit homme, en équilibre sur le dos d’une tortue, et le petit homme soufflait à s’en rompre les poumons dans un drôle de bout de bois, il soufflait plus fort que la tempête, il était plus vivant que le vent qui hurlait comme un orchestre déchaîné au-dessus de sa tête.

Une nuée de poissons volants plongeait à l’unisson du musicien.

Lui volait sur les flots…

Alors, le vieil Océan Pacifique, pour la première fois de sa très longue vie, se mit à rire…