Le Pangolin et le Pingouin lent - Chapitres 1 à 5 - Catalogue en ligne de votre médiathèque

Chapitre 1

 

Tchang-Lu n’en revenait pas.

Assis sur une natte au milieu de son atelier le vieux peintre se tirait les derniers poils de sa barbe clairsemée en se demandant quelle malédiction s’était abattue sur lui dans la nuit.

Il avait pourtant bien cru hier soir, après une longue année de travail minutieux et patient avoir enfin terminé sa grande fresque « Promenade éphémère d’un fourmilier sous la lune », commande spéciale de l’Empereur qui avait demandé au meilleur peintre animalier du pays, c’est-à-dire lui, le portrait de son animal favori. Tchang-Lu était particulièrement fier de la texture des écailles de la bête qui donnait, grâce à une technique de glacis dont il avait le secret, un effet nacré tout à fait surnaturel.

Mais ce matin, éberlué, il n’avait pu que constater l’impossible vérité. Quelque chose d’invraisemblable était arrivée : le centre de la toile était vide.

Sous les arbousiers géants, nulle bestiole.

Le pangolin s’était fait la malle…

 

Chapitre 2

 

Tchang-Lu en avait pourtant vu d’autres.

Agé de 88 ans, il avait survécu à bien des catastrophes. Il avait connu  trois guerres : la guerre des Chrysanthèmes en 1567 où, jeune peintre des armées du Nord, il avait avec talent fait le portrait à cheval du général Fou-L’Khan. Lequel quelques années plus tard allait l’appeler auprès de lui lorsqu’il serait devenu Empereur des 27 Provinces. Il avait combattu et avait été blessé à la guerre des artichauts, lorsque le peuple s’était révolté contre la taxe sur les artichauts imposée par le Prince Ki-Pu. Il avait enfin été fait prisonnier à la forteresse Tsoing-Tsoing lors de la guerre des Quarante-six cloportes ( nom donné aux membres d’une secte secrète ) car il avait pris la défense du quarante-troisième cloporte ( en vérité son frère Tchang-Lu-Lu qui s’était enfui au moment de son procès ). Le temps passé en isolement avait renforcé son caractère, amélioré sa technique de croquis sur mur de prison et l’avait beaucoup mais alors beaucoup fait réfléchir sur le fait de soutenir des cloportes…

Oui on peut dire que Tchang-Lu en avait vu des vertes et des pas mûres.

Sans parler des invasions de criquets péteurs , des pluies torrentielles de grenouilles à grandes bouches, ou de la terrible pénurie de ciseaux à couper les poils de moustaches due à une grève des ouvriers fabricants de ciseaux à couper les poils de moustaches, peut-être la pire catastrophe qu’il ait connue.

Son caractère était donc, comme on le voit, bien trempé, mais une disparition de pangolin peint sur une toile, alors ça, il ne l’avait jamais vu !...

 

Chapitre 3

 

Dans un premier temps Tchang-Lu avait cru à une farce.

Son premier assistant, Sun-Yi, qui n’avait pas son pareil pour broyer les encres et les pigments et qui était la plupart du temps d’une extrême rigueur avec les second et troisième assistants, s’amusait parfois à changer les couleurs des pots pour voir si les ouvriers s’en rendaient compte. Ce qui avait parfois donné lieu à de curieuses esquisses : une envolée de flamants roses, verts en réalité. Ou une superbe bataille de tigres dont le pelage bleu s’harmonisait magnifiquement avec des rayures rouge-vif. Mais tout ça n’était que taquineries entre apprentis, effacer entièrement un sujet d’une peinture, tout de même c’était autre chose, surtout un tel sujet et surtout d’une telle peinture ! Une commande de l’Empereur qui plus est ! Non, ce n’était pas possible. Pour un tel sacrilège, il encourait au moins cinquante coups de bâton…Sinon pire…Tchang-Lu se mit à frissonner. « Et moi, se dit-il, si l’Empereur l’apprend, ce n’est pas des coups de bâton que je vais recevoir, mais c’est cinquante fois qu’on va me pendre, cinquante fois qu’on va me couper en cinquante petits morceaux. Mes os seront jetés aux vautours et mes poils de barbe serviront à balayer les égouts ! Je suis maudit si je ne retrouve pas ce foutu pangolin !..... »

Dans un deuxième temps il se demanda s’il n’avait pas trop bu, hier soir, pour fêter la fin du travail ? Et si lui-même, dans un accès d’ébriété, n’avait pas effacé son chef d’œuvre ? Et si…tout simplement, il ne l’avait finalement pas encore peint ce pangolin ? Mais non, cela non plus ne tenait pas debout. D’ailleurs, voulant en avoir le cœur net,  il se précipita vers son bureau où se trouvait son journal de travail sur lequel étaient notés minutieusement chaque soir le moindre fait et geste de la journée, le moindre coup de brosse. Le journal était encore ouvert, Tchang-lu chaussa ses lunettes, se pencha.

La dernière phrase ne laissait planer aucun doute, car de sa plus belle calligraphie le peintre avait écrit :

«  Dernier mouvement, dernière goutte de nacre, sous la lumière de l’astre de la nuit, s’ébroue enfin le fier pangolin, je peux poser mon pinceau, l’Empereur sera fier de moi ! »

Il fallait donc se résoudre à l’évidence : le pangolin avait bel et bien été peint, mais il n’était plus là.  Alors, aussi impensable que cela puisse paraître, Tchang-lu ne trouva pas d’autre explication que celle-ci : Le pangolin avait sauté de la toile et avait disparu.

Il ne lui restait plus qu’à partir à sa recherche…

 

Chapitre 4

 

Assis en tailleur au centre de l’igloo, Tulurgglurkuk n’en revenait pas !

Effondré sur l’épaisse peau de phoque qui lui tenait lieu d’atelier et où il avait coutume de sculpter pendant les longues nuits d’hiver ces fameuses figurines qui avaient fait sa renommée dans tout le Nunavut, il contemplait avec consternation sa dernière production. Ou plutôt ce qu’il en restait…

Il s’agissait d’une scène allégorique ciselée dans une impressionnante mâchoire de baleine que le conseil des anciens lui avait demandé de réaliser pour célébrer le jour du réveil du soleil. Tulurgglurkuk, outre le fait qu’il était un excellent conteur, tenait son talent de sculpteur sur os de son père, Talargglarkak, qui lui-même le tenait de son père, Tilirgglirkik, le célèbre chasseur de cachalots à fourrure.

La commande des anciens avait été pour lui un grand honneur. Le travail lui avait pris des mois, il y avait passé ses jours et ses nuits et était particulièrement fier du rendu. Il était le seul sur cette portion de banquise à pouvoir rendre avec autant de finesse la puissance des léopards de mers ou la douceur bleutée des manchots arctiques.

Sauf que, ce matin, ni finesse, ni puissance sur la mâchoire d’albâtre.

Les petits yeux ronds de Tulurgglurkuk avaient beau fixer l’objet dans tous les sens, la gravure du grand pingouin boréal, animal emblématique d’Atanarjlokk le chef du clan, gravure qu’il avait mis tant de temps à tailler, n’existait plus.

Elle avait été comme effacée !

Le pingouin s’était fait la malle…

 

Chapitre 5

 

Tulurgglurkuk plissa des yeux.

Ce qui pour un homme de sa condition était signe de grande contrariété.

Et même, chose rarissime, il plissa des yeux deux fois.

Couché à ses pieds comme à l’accoutumée son fidèle Husky, Kaalakkakglaalurgluglukkallgliiirkikkk, (qui signifie en langue inuit du Groenland : Chien-qui-hurle-à-la-mort-quand-son-maître-plisse-des-yeux-deux-fois) se mit à hurler à la mort. Lui aussi deux fois. Tulurgglurkuk abattit lourdement son poing sur le museau de son chien qui se tut aussitôt. Inutile que tout le village sache qu’il avait plissé des yeux deux fois. Si le vieux chef  l’apprenait il rappliquerait aussi sec, accompagné de tous les autres idiots et Tulurgglurkuk n’avait vraiment pas besoin de ça. Il fallait qu’il résolve ce mystère tout seul…

Il s’était déjà retrouvé dans une situation similaire il y avait quelques années de ça et il s’en souvenait avec horreur. C’était pendant la grande fête du solstice, lors du concours du mangeur le plus rapide de tripes de morse. D’habitude il gagnait toujours ce concours et nul adversaire n’avait jamais pu rivaliser avec lui ; aussi, lorsqu’il avait brandi le dernier morceau d’intestin pensant avoir remporté le trophée et, s’apercevant qu’une toute jeune fille était portée en triomphe par une foule hilare qui l’abreuvait, lui, Tulurgglurkuk, de quolibets, avait-il plissé les yeux deux fois. Son chien évidemment avait hurlé deux fois. Les rires avaient redoublé de plus belle…

Tulurgglurkuk n’était pas homme à supporter pareille honte à nouveau.

Il se rassit lourdement sur son husky qui poussa un profond soupir mais qui ne bougea pas. Il prit sa pipe. La bourra de poils de moustaches de phoque et l’alluma. Il se gratta la tête et se mit à réfléchir. Une âcre fumée envahit l’igloo.

Et si c’était un coup du chaman ?...