Après quelques frottements malencontreux contre deux cumulo-nimbus particulièrement abrasifs  le tapis volant de Tchang-Lu s’effilochait de façon dramatique et perdait de l’altitude.

Il allait falloir se poser en catastrophe. Mais où ?

Tchang-Lu scruta la mer avec angoisse.

Il y avait bien ce petit îlot, tout là-bas…

« Mayday ! Mayday ! grésilla la voix du commandant…perte de soie sur tout le fuselage…je répète : perte de soie sur tout le fuselage...tapis à tour de contrôle…demandons attapissage d’urgence…Je répète…»

Il n’y avait évidemment aucune tour de contrôle dans les parages et personne ne répondit à l’appel de détresse. Puis tout se passa très vite. Le tapis plongea vers le sol. Tchang-Lu se mit en boule et attendit l’impact…

Lorsqu’au bout d’un temps indéfini il se réveilla, il crut d’abord, comme il éprouvait beaucoup de mal à bouger, que son corps avait été effroyablement brisé. Heureusement il n’en était rien, il reposait en fait sur un monticule de petits fragments qu’il avait pris d’abord pour ses propres os éclatés en mille morceaux. Puis il comprit qu’il se trouvait en fait sur une montagne de minuscules débris de coquilles d’œufs qui avait probablement, et miraculeusement, amorti sa chute.

S’il ne pouvait pas bouger, c’était parce qu’il était tout simplement ligoté, ficelé comme un saucisson, par un réseau de cordes et de ficelles qui le maintenaient étroitement lié à une multitude de petits poteaux solidement plantés dans le sol tout autour de lui.

« A votre avis cher collègue…gros-boutiste ou petit-boutiste ?...demanda une toute petite voix anxieuse près de son oreille droite.

« Ma foi, répondit une autre toute petite voix près de son oreille gauche, je n’en sais fichtre rien cher collègue ! Tout cela est bien fâcheux, vous en conviendrez ! Qu’est-ce qu’on va bien pouvoir faire de ces deux mastodontes ?... »

Tchang-Lu ne pouvait pas non plus tourner la tête mais il put, du coin des yeux, voir à qui appartenait ces petites voix sentencieuses. Il s’agissait de minuscules personnages attifés à l’ancienne mode européenne et coiffés de perruques poudrées.

Ces individus n’étaient pas seuls. Toute une foule de tous petits êtres l’entourait et le dévisageait comme s’il était un phénomène de foire, ce qui apparemment était le cas. Certains riaient en le montrant du doigt, d’autres encore plus petits, des enfants sûrement, se cachaient le visage de peur, d’autres encore lui jetaient ce qui lui semblait être des poussières de cacahuètes. En première ligne, tout contre lui, une escouade de gardes solidement armés repoussait les plus téméraires qui tentaient de  lui grimper dessus.

 Les voix sentencieuses reprirent.

« Et si nous lui posions la question, cher confrère ?

« Tout à fait, tout à fait, cher confrère, la question doit lui être posée !

L’un des deux personnages saisit alors un porte-voix, mais avant qu’il ait pu prononcer sa fameuse question, une autre voix, beaucoup plus grave, et pour tout dire d’une tonalité normale, s’éleva derrière Tchang-Lu.

« Bien le bonjour camarade ! C’est gentil de me rendre visite…je commençais à me sentir un peu seul sur cette île…enfin, seul, vous m’avez compris…parfois il vaut mieux être grandement seul que mal et petitement accompagné… »

Un grognement de réprobation s’éleva de la foule et toute sorte de projectiles fut lancée sur l’homme qui parlait ainsi et qui était, de la même façon que Tchang-Lu, solidement attaché au sol.

«Plus on est petit, moins on aime être contrarié, il faudra vous y faire. Tout est question d’habitude n’est-ce pas, continua l’homme, et de relativité, et de trigonométrie si on a, comme moi, l’esprit scientifique…mais…veuillez me pardonner, je manque à tous mes devoirs d’hôte, même d’hôte entravé, je ne vous ai pas encore fait les honneurs du propriétaire, et bien que les vrais propriétaires du lieu ne mesurent pas plus de six pouces, il est bon que vous sachiez à qui vous avez affaire. D’ailleurs moi-même je ne me suis pas encore présenté...

« C’est vrai, réussit à dire Tchang-Lu, qui êtes-vous  et où sommes-nous ?

« Où sommes-nous ? Mais nous nous trouvons sur la très fameuse et très hospitalière île de Lilliput !...Quant à moi, j’étais chirurgien à bord d’un vaisseau de sa gracieuse majesté le Roi d’ Angleterre et je m’appelle Lemuel…

Lemuel Gulliver, pour vous servir…

Enfin, continua l’homme en regardant ses liens, quand je pourrai vous servir, évidemment… »