Ils ne marchèrent pas longtemps.

Le temps n’avait plus d’importance.

En avait-il jamais eu ?...

La musique et la voix les guidaient à travers un sentier bordé de grandes fleurs multicolores. Au loin, ils auraient pu distinguer une vaste clairière où un banquet les attendait, mais comme ils avançaient les yeux fermés, ils ne virent rien de cela.

Comme ils ne virent pas le joueur de flûte qui croisa leur route puis s’enfonça sous les taillis suivi par une horde de rats, ni la citrouille posée sur d’immenses roues qui, tirée par quatre chevaux blancs, les dépassa à toute allure ; ni, sur leur droite, une maison de pain d’épice où deux enfants, sur le pas de la porte, s’empiffraient de chocolats et de bonbons ; ni le capuchon rouge oublié sur une souche, un pot de miel et une galette posés à côté ; ni le capuchon noir porté par un grand personnage, casqué de noir également et qui, avec lassitude, répétait à un jeune chevalier à l’air abruti : « Mais Luke, puisque je te dis que je ne suis pas ton père !.. » ; ni les sept petits garçons qui s’échappaient en courant. Le dernier, le plus petit,  jetait des miettes de pain derrière lui, des oiseaux picoraient ces miettes…

Cette forêt était décidément très habitée, mais de tout ça, ils ne virent absolument rien.

Ils arrivèrent enfin dans la clairière.

Ils sortirent de leur torpeur.

Ils saluèrent un barde qui, muselé et ficelé à un grand chêne, ne leur rendit pas leur salut.

La musique provenait d’un kiosque, un peu à l’écart, près d’un champ de fraises où quatre garçons, dans le vent, jouaient en sourdine. Le chef d’orchestre s’appelait le Sergent Poivre, mais, évidemment, ils n’en surent rien.

Une immense table recouverte d’une très longue nappe blanche était dressée. Des dizaines de plats remplis de fruits et de victuailles débordaient de partout, les verres et les carafes en cristal étincelaient de mille feux.

Sur un lit de braise, un sanglier rôtissait doucement.

Très loin, au bout de la table, ils distinguèrent quelques silhouettes, déjà attablées, qui leur faisaient signe d’approcher.

La silhouette du bout, celle qui semblait présider, sauta soudain sur la table et battit de ses toutes petites ailes. Elle avait un gros corps recouvert de plumes bleues, jaunes et roses, de courtes pattes palmées, un très gros bec crochu et dodelinait du croupion.

« Enfin vous voilà, s’écria joyeusement le drôle d’oiseau, il était temps ! Soyez les bienvenus ! Soyez les bienvenus, parmi vous ... »

L’étrange volatile sautillait sans égard pour la vaisselle qui valsait de droite et de gauche.

« Asseyez-vous, continua-t-il, prenez place les amis ! Et permettez-moi d’abord de vous présenter…mais suis-je bête…Inutile de vous présenter qui que ce soit !  Vous connaissez déjà tout le monde…»

Le pangolin, une serviette autour du cou, fit un clin d’œil à Tchang-Lu.

Il s’empiffrait d’un plat de fourmis posé devant lui.

Les places étant libres à côté, Tchang-Lu s’y assit, Gulliver aussi…

Le pingouin lent, trop occupé à engloutir des harengs, ne fit pas de clin d’œil à Tulurgglurkuk. Les places à côté de lui étaient libres, Tulurgglurkuk et Tanarak s’y assirent. Peter, Tigresse Lily, et les deux chiens aussi…

Le kangourou doux croquait des feuilles de bambous.

Billiwong Billidong lui aurait bien assené un coup de didgeridoo sur le crâne, mais n’en fit rien. Il s’assit à côté de lui, le koala et Lulu la tortue aussi…

Le Quetzalcoatl se passa la langue sur les babines. Il venait de dévorer trois lézards bien dodus. Acocoyotl s’assit discrètement près de lui. Don Quijote et Don Diego de la Vega firent de même, mais moins discrètement.

Sang-chaud s’assit aussi, Les deux aras et le colibri se posèrent sur ses épaules.

Les Masques n’ont jamais faim et donc ne mangeaient rien. Mais, en masques bien élevés, ils étaient attablés bien sagement.

Moussa Moussa, en féticheur bien élevé, s’assit près d’eux.

A côté de lui, trônait une soupière pleine d’épinards à la crème. Popeye le marin s’assit devant et l’engouffra d’une traite.

King-Kong s’assit sur les quatre chaises suivantes.

Le Sphinx étudiait un menu et se posait des questions sur ce qu’il pouvait manger, ou pas.

Giuletta s’assit à ses côtés et décida pour lui.

Roméo s’assit devant une assiette de gorgonzola.

Le petit blond hésita devant un ragoût de mouton.

Le lapin passa courageusement devant une salade de carottes et ne s’arrêta pas. Il galopa jusqu’au bout de la table où l’attendait une petite fille avec un nœud dans les cheveux. Elle était visiblement très courroucée.

« Tu es toujours, toujours en retard ! trépigna-t-elle, la prochaine fois tu peux aller chercher du travail ailleurs ! Je connais une douzaine de lièvres qui ne demanderaient pas mieux que de prendre ta place…Et ne me dis pas que ce sont les transports en commun !... »

Le lapin baissa la tête.

 « Vous reprendrez bien une tasse de thé, dit, pour détendre l’atmosphère, un autre personnage affublé d’un immense et triple chapeau haut-de-forme.

« J’ai horrrreur du thé ! Combien de fois faudra-t-il vous le dire ! hurla la petite fille. Elle reporta son regard vers un petit objet lumineux qu’elle tenait dans sa main.

« Ah ! Et puis rien ne va plus aujourd’hui…mes ex-ex-ex-amies viennent de m’apprendre que j’ai trois fois moins de « Like » qu’une nouvelle venue se prénommant Hermione !!! Hermione…pffff…quel prénom stupide…pourquoi pas Fuschia pendant qu’on y est ?... »

« Tssss…tsssss…fit le gros oiseau sur la table, voyons chère Alice, quelle triste image vous allez donner à nos invités…Allez donc voir de l’autre côté du miroir si j’y suis…. »

La petite fille partit en bougonnant.

« C’est terrible, continua l’oiseau, il faut toujours qu’elle fasse sa star…enfin, ça lui passera à elle aussi, comme ça nous est passé à tous…bon, où en étions-nous ? Ah oui ! Au début… »

Il fit un signe à un autre personnage vêtu à l’ancienne, silencieux, grave et chauve, qui se leva avec difficulté. L’oiseau ajouta :

« C’est à vous, Professor Plitzenplotz ! »

Le Professor chaussa ses bésicles, se racla la gorge, et déclara :

« Le Dronte de Maurice, ou Raphus Cucullatus, apparenté au Dronte de Rodriguez mais aussi au Solitaire de Bourbon, est une espèce d’oiseau de l’ordre des Columbiformes, endémique de l’île Maurice.

Il aurait disparu à la fin du XVIème, voire au tout début du XVIIème.

L’homme serait à l’origine de sa disparition.

Soit parce qu’il en aurait fait ses choux gras. En le mangeant, avec ou sans chou. Soit, en introduisant sur l’île chiens, chats, rats, porcs et autres prédateurs qui, eux, auraient mangé l’oiseau, ou encore, en amenant avec eux, les bougres d’imbéciles, des macaques crabiers, très friands d’œufs de ce malheureux volatile. Et donc : plus d’œufs, plus de poules, plus de drontes…

Pour cette funeste raison, le Dronte est emblématique de l’extinction des espèces imputable à l’homme et, bien qu’il ait disparu, il continue néanmoins à exister dans l’imaginaire collectif sous son nom vernaculaire : le Dodo ! »

Epuisé par son discours, le Professor Plitzenplotz s’effondra sur sa chaise et s’endormit aussitôt.

Sur la table, le Dodo, car c’était lui, sautait en l’air et gesticulait de plus belle.

 « Merci Professor ! gloussa l’oiseau, rien de tel qu’un petit rappel scientifique pour réveiller…euh je veux dire, pour endormir l’assistance … »

Car autour de la table nul n’avait écouté le moindre mot.

Tout le monde somnolait.

On entendait juste la petite voix de Don Diego qui, la tête enfouie dans les bras, chantonnait doucement : 

« On oublie touuuut…Zous le Zoleil de Megzicooooo….

   On oublie touuuut…Au zon des rythmes tropicaux….. »

« Bon, tout ça c’est très bien, fit le lapin en reprenant ses esprits, vraiment très bien mais…Il regarda sa montre gousset, je suis absolument désolé de vous interrompre mon cher, mais je crois que ça va être  l’heure…

« Oh…j’ai l’habitude d’être interrompu, fit le Dodo, et puis ça n’a aucune importance, puisque c’est pour la bonne cause… »

Il se tut, s’installa au milieu de la table, gonfla son jabot, replia ses ailes, mit une patte légèrement en arrière, pointa son bec en l’air, se positionna de profil et se figea.

« C’est parfait, fit le lapin, on ne bouge plus…. »

Il jeta un dernier regard attendri à l’oiseau immobile.

« Au revoir, chère vieille fripouille…et, ce n’est pas pour être irrespectueux mais cette fois…

C’est vraiment l’heure de faire dodo… »

Et il claqua dans ses petites mains poilues.