Chapitre 21

Le Turbo-morse commençait à donner des signes de faiblesse.

Il faut dire que Tulurgglurkuk ne l’avait pas ménagé. Depuis trois jours et trois nuits qu’ils filaient à toute allure, monture et équipage n’avaient pris ni repos, ni repas. La steppe glacée avait succédé à la banquise, la toundra avait succédé à la steppe. Ils venaient de pénétrer dans la Grande Forêt sans qu’ils trouvent de quoi manger. Le morse zigzaguait entre les hauts mélèzes mais on sentait bien que ses forces s’épuisaient, le turbo toussotait salement, Chien-qui-pète aussi…

Soudain, alors que rien ne le laissait présager, la forêt s’éclaircit.

Ils débouchèrent à leur grand étonnement sur une clairière remplie de véhicules tous plus invraisemblables les uns que les autres. Au centre de la clairière, une immense cabane en bois toute en longueur resplendissait de mille néons scintillants, sur le toit du bâtiment une réclame annonçait fièrement : Au Royal Nunavut Burger ! Le Meilleur Fast-Phoque du Nord !

Ils étaient sauvés ….

Ils accrochèrent le turbo-morse à une barrière, entre un imposant yack à propulsion hydraulique et un petit caribou à roulettes, puis pénétrèrent dans l’improbable bar. Après des jours et des nuits passés dans le silence et la solitude, les bousculades pour arriver jusqu’au comptoir, le brouillard suffocant provenant des cuisines et le boucan infernal prirent Tulurgglurkuk à la gorge et il chancela. Une serveuse à l’identité douteuse, mi-ourse mi-on-ne-sait-pas-quoi le rattrapa par la taille et gloussa : «  Pour consommer c’est droit devant bel étranger, en tout cas c’est pas par terre que ça se passe ! allez ouste, c’est par là !... » Chien-qui-pète quant à lui était au bord de l’extase. Ne pouvant se retenir de donner libre court à son désordre intestinal favori il lâcha un pet si retentissant et si nauséabond que la foule s’écarta instantanément.

Deux places se libérèrent au comptoir, nos deux amis s’y assirent.

Une serveuse chaussée de patins à glace se planta tout sourire devant eux et leur balança deux menus dans les mains  :

«  C’est pour manger sur place ou c’est pour emporter ? »

« Les deux ! brailla Chien-qui-pète en inondant le zinc de sa salive.

« Y f’rait mieux d’étudier la carte le clébard ! L’igloo ne fait pas crédit ! » fit la serveuse, puis elle repartit servir deux gros grizzlis qui commençaient à s’impatienter un peu plus loin.

«  Voyons cette carte, dit Tulurgglurkuk, en jetant des regards inquiets autour de lui, commandons, mangeons un morceau et allons-nous en. Cet endroit ne me dit rien qui vaille.

« Allons, relax, fit Kaalakkakakakuk ( qui veut dire maintenant Chien-qui-pète-et-qui-bave), relax…Faut savoir prendre du bon temps. Alors qu’est-ce qu’il y a de bon sur ce menu ? Wouaaahhhhhh ! Un Royal Cheese Burger de phoque braisé avec des cornichons des mers et des chips de crabes à la chantilly ! J’en ai toujours rêvé ! On prend ça, on prend ça dis ?....Ohhhh ett puis non on va plutôt prendre un Spécial Triple Tacos de Narval avec brochettes de harengs fumés à la sauce aigre-douce et ses potatoes infernales ! Trop bien ! Ahhhhhh j’hésite…. Et si je prenais plutôt un Double Carpaccio de bave de pieuvre avec un Croque-Monsieur à la graisse de baleine frite et au jus de boudin de morse avec supplément bacon et sa garniture de chips de morue en enchilada…

«  Tu ne crois pas que…

« Et puis en dessert je veux bien un sorbet de racines de mélèze hyper glacé et son iceberg de coulis de jus d’otarie au miel des trois saisons….

«  Je ne pense pas que…

«  Patron c’est ma tournée ! » se mit à hurler Kaalaaklikklikkliklikklik, ( qui veut dire Chien-qui-pète-et-qui-bave-et-qui-perd-la-boule), qui donc comme son nom l’indiquait venait de péter un boulon. Et même plusieurs…

«  Tournée de nuggets pour tout le monde ! continuait-t-il à beugler en plein délire. Et qu’ça saute…. »

Un silence de morse se fit dans la salle. L’un des deux grizzlis assis au comptoir descendit de son tabouret et s’avança lentement en roulant la mécanique de ses épaules musclées. La foule s’écarta. Il planta ses yeux noirs dans ceux de Tulurgglurkuk, mit une de ses grosses pattes sur la tête de Tulurgglurkuk, et dit :

«  Et que ça saute ?... C’est bien ça qu’il a dit ton copain ? Et qu’ça saute ?…. »

Chapitre 22

La tortue n’avait jamais vu d’être humain de toute sa vie.

Elle en avait entendu parler bien sûr, comme tout le monde sous l’eau, mais elle n’en avait jamais vu d’aussi près. Les poissons, les crustacés, les mammifères et les reptiles de mer comme elle en parlaient beaucoup entre eux, c’était même un de leur sujet de conversation favori. Les humains, pensez-donc, depuis la nuit des temps marins tout le monde savait qu’il fallait s’en méfier…

Et voilà qu’elle en avait un juste sous le nez, enfin sous le bec. Cet humain-là n’avait pas l’air bien méchant, pas très beau c’est vrai, avec ces quatre grandes brindilles marron de chaque côté du corps qui devaient être ses nageoires,  cette grosse touffe de poils emmêlés sur le crâne qui ressemblait à une vieille méduse, ces branchies évasées au milieu du visage, cette bouche pleine de dents qui bredouillait des sons incohérents et ces deux gros yeux ronds qui la fixaient.

Qu’est-ce qu’il pouvait bien faire là, la tête enfouie dans le sable ? Est-ce que les humains mangeaient du sable ? Est-ce qu’il venait pondre ses œufs sur la plage lui aussi ? Sa plage à elle qui plus est... Elle n’avait jamais entendu dire que les humains pondaient des œufs mais elle ne savait pas tout. Elle n’était qu’une bien jeune tortue luth de 110 ans après tout…

Elle s’approcha plus près, le renifla, il ne sentait vraiment pas bon. Elle sortit sa très longue langue et lui lécha le bout du nez. Beurk….Aucune odeur d’écume, de vase ou d’eau salée. Cet humain-là n’avait sûrement jamais mis une ouïe dans la Grande Eau.

Cet humain-là, Billiwong Billidong, éternua violemment. L’œil curieux et en amande de la tortue essaya de sonder l’œil rond et étonné de Billiwong Billidong qui bondit en arrière sur ses fesses.

Je ne savais pas que les humains étaient aussi froussards, se dit la tortue.

«  Je ne suis pas froussard, dit Billiwong Billidong,  je rêvais et j’écoutais les conseils de mon animal-esprit le koala, c’est tout.  Je suis Billiwong Billidong le grand chasseur. Je viens de la terre des déserts de terre rouge et je cherche un kangourou doux. Il se pourrait qu’il soit parti sur les eaux. Et toi qui es-tu, animal à grosse coquille et au nez crochu ?

«  Eh bien, gloussa la tortue, bonjour grand chasseur qui n’est pas très beau non plus et qui n’a peur de presque rien. Moi je viens des profondeurs bleutées du vieux Pacifique, l’océan est mon royaume car je suis un tortue luth et je suis ici pour donner naissance à cent cinquante petites tortues qui vont bientôt sortir de leur œuf et aller vers la mer…Si les crabes ne les mangent pas avant.

Biliwong Bilidong saisit son didgeeridoo et commença à en jouer doucement.

« Tortue luth du Vieux Pacifique, dit-il, si je réussis à amadouer les crabes en jouant de mon instrument, pourras-tu m’aider à surfer sur les vagues pour retrouver mon kangourou ?

«  Tope là, répondit la tortue luth en tendant sa nageoire, tape m’en une Bingbongbingbong ou quel que soit ton nom bizarre. Mon nom à moi c’est Toholuhuluholoholuhuluhuluhuluholuhulu, mais tu peux m’appeler Lulu !...

«  Lulu, dit Biliwong Bilidong, je crois que ceci est le début d’une longue amitié…. »

Chapitre 23

« Tu m’apprendras à jouer du Luth ? demanda Biliwong Bilidong à sa nouvelle amie.

« Bien sûr, répondit sa nouvelle amie, et toi tu m’apprendras à jouer du bâton creux ?

« Didjeeridoo, rectifia le nouvel ami tout en allumant un gigantesque feu de branches sur la grève. On pourrait jouer ensemble. Le Duo Lulu et Bili, je suis sûr qu’on ferait un tabac dans le bush ….

« Je croyais que tu voulais d’abord retrouver ton kangoudou ?…

« Kangourou doux, rectifia le nouvel ami toujours en alimentant le feu, bien sûr bien sûr, mais on peut penser à l’avenir…

« En parlant d’avenir, dit la nouvelle amie en regardant le sable onduler autour d’eux, il va falloir être rapide et efficace… »

En effet la plage semblait bouillonner. D’un seul coup les petites tortues, qui venaient de casser leur coquille, sortaient leur tête hors du sable. Dans le même temps des centaines de crabes rouges jaillissaient de l’eau et se précipitaient sur les nouveaux nés. Biliwong Bilidong  empoigna fermement son didjeeridoo et commença à souffler. Les crabes s’arrêtèrent net, puis, comme hypnotisés suivirent à la queue-leu-leu et en se dandinant le musicien qui s’avança vers le brasier. Il y pénétra et traversa le feu sans que cela ne lui fasse aucun mal. La plante de ses pieds était aussi dure que le plus dur rocher du désert. Et, alors que les petites tortues se dirigeaient vers la mer, les crabes grillèrent tous, l’un après l’autre et sans même s’en rendre compte….

«  Et en plus, le dîner est cuit !.... » s’exclama Biliwong Bilidong ravi.

« Bravo, dit Lulu la tortue luth ! tu as rempli ton contrat Bongbongbong !

Et merci, cent cinquante fois merci pour ma progéniture ! Mais je ne vais pas t’enseigner le luth en fait…J’ai beaucoup mieux que ça à t’apprendre…

Elle se dirigea vers l’eau.

«  Monte sur mon dos et tiens-toi bien droit…

Elle plongea dans les rouleaux.

«  Maintenant Je vais t’apprendre à surfer !.... »

Chapitre 24

Avant d’assister aux premiers cours de maintien sur dos de tortue luth donnés à Biliwong Bilidong peut-être serait-il utile de faire le point sur les connaissances de l’époque relatives au Kangourou doux.

Petit rappel scientifique établi en 1540 par Herr Professor Plitzenplotz de l’Académie Royale de Plitzenplotz ( à Plitzenplotz ).

L’existence du Kangourou doux a pour la première fois été attestée dans le compte-rendu du voyage dans les mers australes lu par l’éminent navigateur Spaghettino Spaghettini devant l’Archiduc Gaston-Herman IV en 1528 ( à Plitzenplotz ).

Spaghettino Spaghettini affirme avoir aperçu une première fois le Kangourou doux sur l’île de Santa-Cruz-della-Constipacion. Accroupi derrière un palmier et en proie à de sévères tourments gastriques Spaghettino Spaghettini affirme que l’animal lui serait apparu et lui aurait dit ( en latin approximatif ) : « Voilà ce que c’est quand on mange trop de féculents ! »

Lors de cet épisode il aurait noté la longueur démesurée des cuisses de l’animal ainsi que sa grande vélocité.

Le dit animal serait apparu une seconde fois à Spaghettino Spaghettini alors qu’avec le botaniste du bord, un certain Jojo-la-Racaille, ils étudiaient le degré d’alcool trouvé dans certains fruits fermentés toujours sur  l’île de Santa-Maria-della-Constipacion. L’animal était à cet instant accompagné de plusieurs autres de ses congénères. Ils auraient bondi sur la table de travail et auraient entonné le chant du régiment des hallebardiers du Grand Duché.

Les Kangourous doux auraient ensuite été capturés, tués, cuisinés promptement et servis avec de l’ail et des épices locales. Les convives auraient beaucoup apprécié. ( Mis à part quelques officiers britanniques présents à ce moment et qui apparemment n’auraient pas raffolé de ce genre de mets ).

Après vérifications il semble probable qu’il y ait eu confusion au sujet des cuisses. Après vérifications il semble probable que Spaghettino Spaghettini ait fait une grave confusion quant au Kangourou doux.

Ce qu’il a vu n’aurait été qu’une espèce de grenouille à longue cuisse.

Spaghettino Spaghettini a depuis été renvoyé.

L’ail et les épices n’auraient fait l’objet d’aucun débat.

Pas de Kangourou doux attesté, donc, en 1528 ( à Plitzenplotz ).

Et c’est tout ce qu’on sait.

Chapitre 25

Acocoyotl Polichtitli n’en revenait pas.

La pièce où il se trouvait était certainement un des endroits les plus secrets de Tenochtitlan. Nul, à part lui et l’Empereur, ne connaissait le moyen d’y pénétrer. Et donc d’en sortir.

Pour y accéder il fallait parcourir un labyrinthe de couloirs gardé à chaque angle droit par un garde armé jusqu’aux dents. Elle ne comportait pour seule ouverture qu’une lourde porte en bronze bardée d’un système de serrures compliquées dont il était le seul à posséder la clef. Chacun des quatre murs était fait d’une seule énorme pierre taillée dont les joints étaient scellés avec un mortier spécial à base de lave broyée provenant du volcan Popocatepelt.

Cette pièce impénétrable faisait partie d’un ensemble de bâtiments situés à l’intérieur du Palais et constituait le cœur de la mémoire, autant profane que sacrée, de l’Empire. On la surnommait : La Chambre des Codex !

Sous la surveillance acérée de Polichtitli, seuls les scribes les plus zélés et les meilleurs artistes du pays avaient le droit et l’honneur d’y pénétrer. Ils avaient pour tâche de retranscrire et de peindre sur d’immenses rouleaux en feuille d’amate ou de ficus, tel un journal au jour le jour, les faits et les gestes les plus significatifs de leur seigneur et maître : Moctézuma II, Empereur de tous les Aztèques.

La dernière touche avait été posée ou plutôt enluminée hier soir par Polichtitli et aujourd’hui Moctézuma lui-même devait venir contempler le chef-d’œuvre.

L’ultime dessin devait représenter un des évènements les plus importants du règne de l’Empereur :  l’apparition en rêve du Dieu Serpent-à-Plume le jour de son couronnement.

La finition des écailles avait été tout spécialement soignée, le soyeux des plumes également et Polichtitli avait été particulièrement fier du résultat. On pouvait presque croire que le Serpent était réel. C’était assurément une de ses plus belles réalisations, le point d’orgue de toute une carrière. De toute une vie. Mais fier, ce matin, Polichtitli ne l’était plus.

Car au centre de la page XXVIII du codex, en lieu et place du Serpent-à-Plume, il n’y avait plus qu’un grand vide.

Il fallait admettre l’évidence :

Le Quetzalcoatl s’était fait la malle…